Aux étoiles, le poids de la Terre, de Juliette Agnel
C’est un livre léger qui murmure le temps publié ici chez Contrejour. Issu du programme “Territoire Rêvé Bretagne” qui, pour sa deuxième édition, a proposé cette résidence à la photographe dont le travail est exposé à la galerie le Carré d’Art à Chartres de Bretagne et à la galerie Confluence à Nantes. Mais parlons livre…
“En ce temps-là, il habitait avec ses parents dans le sous-sol d’une maison du quartier de Sayeda Zeinab. (…) Son père était peintre en bâtiment. Chaque soir en revenant, il rapportait avec lui des bidons où l’on dilue les couleurs. Sayed Karam raclait les fonds pour son usage personnel. Il faisait ainsi une réserve de couleurs diverses dont il se servait à des fins nuisibles. Par exemple, il allait la nuit avec ses camarades badigeonner de manière plaisante les boutiques des environs. Cela créait de véritables suicides parmi les commerçants indignés qui n’en finissaient pas de voir leurs respectables boutiques imiter l’étrange éclosion d’une fleur paradisiaque, en changeant journellement de couleur. Encore des enfantillages où l’initiative personnelle ne se faisait pas sentir. Sayed Karam rêvait d’une action d’éclat où sa personnalité intime se révélerait tout à coup…”
Albert Cossery, Les affamés ne rêvent que de pain (Folio)
« La rivière, les champs, les arbres et les étoiles assombrissent les jours, illuminent les nuits, Yves arpente ces pays imaginaires en cherchant à ancrer les nuages sous les cailloux pour donner aux étoiles le poids de le terre. » Émilie Houssa signe ici un texte fait de nuages et de vent, semblant investir un territoire imaginé par la photographie de Juliette, comme une façon de rendre à la lumière nocturne, cette métaphysique des nuages et de l’air, sans que pour autant le texte, qui ne cherche pas à illustrer, propose un récit décalé, une façon d’éparpiller l’unicité de la photographie de Juliette, pour l’adouber, s’y lover, en traverser l’étendue. Il est question ici d’un tour de passe-passe, apparitions, disparitions, deux temporalités distinctes qui cherchent leurs points d’appuis, leurs inerties, leur a-tension.
Le livre accueille en ses pages, accorde, deux silences, deux écritures, deux sensibilités. il n’efface en rien ce que l’écrit porte d’images, ce que la photographie inclut de temps, d’espaces, de mots… Cet alliage est aussi un dérivé de l’expérience cinématographique où le texte lu à haute voix, improbable résonance, détachements, ne peut malgré tout échapper à l’image, ouvrant l’expérience de l’infini à travers le ciel immémorial.
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Voir au travers de la Nuit, Percevoir la présence entière et avouée des arbres aux feuillages multiples, au souffle puissant, me semble inscrire toute une approche du vivant, comme ces photographes hier, ont cherché à faire le portrait du sommeil et prenaient rendez-vous pour photographier leurs amis endormis, quelque chose s’éveillait du plaisir discret de voir quand l’autre ne voit plus, son abandon, sa lenteur, autre visage, celui qui se préserve du regard, secret et mystérieux de la chute de l’heure dans son refuge étoilé..
Il est question ici, à travers ce qui se dérobe, de la gravité, du poids du monde, de pesanteurs, d’allègements, de commutations, d’inversions, donner aux étoiles ce poids de la terre, de rêves éveillés, d’imaginaires, éveils à la suspension, à ce qui flue dans les courants aériens, à ce ciel, comme aux arbres pulmonaires chassant avec fureur, l‘énervement des temps, vidant l’air, agités, puis calmes, comme une houle, en leur sommeil, brassant les rêves de jour, s’évertuant à vivre pour garder la paix précieuse et augurale de tout ce territoire de granit et de vent.
Je parle ici des arbres qui sont avec le ciel étoilé, les ferments de l’expérience photographique de Juliette Agnel. C’est en ces images, déjà périphériques, rapides, puis lentes, à la recherche des secrets de la nuit, de la nuit éveillée, de ce qui s’est dérobé au regard diurne pour apparaître sous ce jour différent, dans ce repos, cet abandon, ce sommeil, mais à la manière des surréalistes, le regard vivant, les yeux fertiles. Passer cet état du regard, du voir, déambuler, inspirée, à la rencontre de ces granges, de ces toits pointus, passant la rivière aux effets impressionnistes, lente elle aussi, mise en sa lenteur, pour atteindre la chapelle puis la nuit, où se délivre la pesanteur, par dessus le toit, dans le rêve de l’appartenance apaisée; rêve de fécondité et de paix éclairés de l’universel appel de la nuit talismanique, de sages fêtes, masques et bergamasques, œuvrant à une convergence intime par ces dialogues des lieux, film fait des deux rives, comme une eau partagée et différente, eau légère aux mouvements inversés du ciel muse…
“Qui que vous soyez, à présent je pose ma main sur vous afin que vous soyez mon poème,
Mes lèvres vous murmurent à l’oreille :
J’ai chéri bien des femmes et des hommes, mais je n’en chéris aucun plus que vous.”
Feuilles d’herbe, in Poèmes de Walt Whitman. https://www.franceculture.fr/oeuvre-feuilles-d-herbe-de-walt-whitman.html
“Un petit garçon assiste à la conférence d’un astronome. Il ressent soudain un étrange vertige. Il se lève et s’éclipse. Seul dans la nuit fraîche et magique, dans un silence total, il lève les yeux vers les étoiles…” a propos de J’ai entendu le savant astronome, de Walt Whitman.
Serait-il question d’un dialogue poétique entre un Pierrot, forcément lunaire et ses étoiles, entre un Petit Prince et ce renard, aux confins du monde , pour que se dé- lasse, s’allège, cette terre de l’ouest, ces territoires précédant l’océan, pour que se murmure ce chant singulier des étoiles en cette fin des terres émergées avant le grand Océan, dont le salut surréel est toujours prêt, amer, hic et nunc, comme si la distance du regard aux choses, se ployait au désir de la nuit, du temps dans une approche quantique et que se jouait entre le rêve et le rêve , le déploiement du conte, de la narration, comme dans une bulle faite du silence même des étoiles, poudre magique, rêves de rêves…
La photographie de Juliette Agnel cherche à s’émanciper de la commande, à scruter le territoire, à programmer un voyage en son centre, poétique, méta-poétique, reliant d’un coup d’œil ce qui circule à l’extérieur, dans l’ombre de la nuit et à l’intérieur, dans la sapide approche d’une notation des sens, quasi scientifique, tout à sa présence afin d’établir les circulations qui passent d’arbres en granges et que formule cette lumière afin de faire photographie…. Plus encore, Juliette Agnel aime à se saisir du paysage sonore, à transposer visuellement sa fréquence, à noter sa musicalité, sa vibration, toute entreprise tout à fait inscrite par la photographe dans son vœu d’allègement du monde… Une expérience des limites s’inscrit dans la surréalité de la contre-Nuit, traversée ici par Juliette Agnel…..afin de percevoir l’Infini dans le fini…. romantisme, nouveau romantisme, surréalités, entrer dans la pleine proposition de cette nuit insolée contre le temps et son envers…
Tout un parcours se crée, de ces arbres, bottes de foin, feuillages, frondaisons, chemins ouverts, église, étable, ferme, pignons, tandis que circule l’électrique lumière sur une route de bitume, par un chemin délaissé, un chemin qui serpente déjà vers le petit jour, après que la nuit ait murmuré ses mots, les ait chuchoté. Les mots ne sont ils qu’à ce moment, inversion du jour, négatif de la nuit positive, regards qui ouvrent aux firmaments la portée de ce qui intercède, miroirs…
Le livre s’ouvre sur une double page d’un ciel ou percent les étoiles, souligné d’un trait constant, signature de l’étoile filante, qui enchante le regard, irisant l’atmosphère, la haut, tout la haut, ou se perd le regard, dans l’infini de l’espace et du temps, là où la transparence du ciel ouvre sur le Cosmos, sur le Mystère, sur le chant du ciel, là où ce poudroiement fait apparaître magiquement la stratosphère, magie immédiate du cœur….. et si, nous étions, ne serait-ce qu’un instant, cette étoile filante, fraction de temps, trait caressant l’azur, alors serait rendu aux étoiles ce poids allégé de la terre aussi par cet émerveillement de l’ absolu.
Ce regard tendu vers le ciel est ce rêve qui s’accorde naturellement aux photographies de Juliette, que berce tendrement la poésie fragile de l’espace ouvert et fermé entre ombre, nuit et lumières, afin que se perçoive cette lumière qui « arrive des choses »dans un contre-temps, un contre-jour, un contre la mémoire, dans cette instantanéité de l’éclair, de cette pose en soi de la perception, pour que s’inverse la réception des choses et du monde, la nuit, quand tout est libre et que ciel accorde sa promesse, il est l’heure de voir comment les surfaces appartiennent à une autre plasticité, dans un espace remodelé sur une autre fréquence, plus ouvert, plus serein, plus présent, comme si, tout venait à faire regard, à entrer dans l’œil de la nuit et que s’allège définitivement ce monde diurne, dé-livré de son poids. Une physique de la Félicité s’impose aux yeux fertiles, tout un dialogue secret émerge de la nuit dans une épiphanie. Tout est là.
La nuit respire le chant d’un monde qui repose et se repose, comme si un lien ancestral et magique perdurait, lien que Juliette sait entr’apercevoir et retenir dans sa complicité avec le chant de la terre et l’esprit de l’étoile, funambule reliant les apparences, l’essentiel mouvement plastique de sa quête.
On se souvient de la nuit talismanique des pharaons noirs, issue du Soudan, de ces pyramides à l’éternité sage, qui faisait le rêve déjà des romantiques, de ces Orients nervaliens, présences de la nuit au fond des nuits, et qui voyage dans une sorte de rapport aimanté, quand le texte échappe, que l’image accorde …. ce, en quoi, tout se succède et s’ensuit dans le travail photographique de Juliette Agnel de cet esprit qui va à l’enchantement. Tout alors songe à indexer aux étoiles ce poids de la Terre, comme un conte philosophique accordant l’expérience du monde au repos aigu de la nuit… et à ses chants.
Pascal Therme le 26/05/2021
Juliette Agnel - Aux étoiles le poids de la terre ( avec une nouvelle de Émilie Houssa) - éditions Contrejour
Deux expositions en galerie sont programmées : du 31 mars au 19 juin 2021 à la galerie Le Carré d’Art, Chartres de Bretagne, du 14 mai au 24 juillet à la galerie Confluence, Nantes.
Une exposition en gares de Rennes et Vannes est programmée en mars et avril 2021 en partenariat avec SNCF Gares & Connexions.
Édition du livre aux éditions Contrejour au 1er trimestre 2021