“Panorama” de Michel Fiffe, place au malaise esthétique, par Thomas Mourier

Peut-on incarner le mal-être adolescent, le doute et les rites invisibles du passage à l’âge adulte ? À travers Kim, l’héroïne de Panorama, et Augustus son petit ami aux pouvoirs malaisants, Michel Fiffe propose une fresque initiatique déjantée et onirique.

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L’avantage avec les livres, c’est qu’il en sort des milliers tous les jours à travers le monde et que l’on n’aura pas assez d’une vie pour tous les lire, ni même les connaître. Certains éditeurs se sont spécialisés dans la pêche aux récits atypiques, à ceux qui ne passent pas la maille si vous voulez continuer la métaphore halieutique. Delirium est de ceux-là, en publiant le beau-bizarroïde Panorama de Michel Fiffe, juste avant son très attendu Copra déjà confirmé (et peut-être ses récits chez Marvel…)

A l’origine un webcomic publié entre 2005 et 2008, réunit en une intégrale, Panorama met en scène l’adolescence de Kim et Augustus dans une Amérique moderne. Amour de jeunesse, fuite en avant et rock’n’roll, leur histoire ressemble à celle de millions de jeunes avant eux, qui cherchent à s’émanciper, qui découvrent leur sexualité, qui veulent se révolter et embrasser le monde. Mais Augustus a un pouvoir particulier, son corps se déforme à l’envie avec ou sans contrôle de sa part. 


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Ce don qui se rapproche plus d’une malédiction permet à l’auteur de donner corps à sa métaphore de la puberté, de cette exploration intime et intimidante de la chair. Ce corps exubérant, effrayant, incontrôlable accompagne l’arrivée de ces nouvelles expériences : de la quête d’identité, de l’affirmation de soi à travers le regard de l’autre, ou encore de la fuite en avant, du rejet ou de la crainte d’une grossesse non désirée.

La sexualité, mais aussi la peur de l’engagement, les angoisses et désirs cristallisés autour de ce passage à l’âge adulte délicat qui s’accompagne de questionnements, révoltes et combats, entre la recherche d’un idéal et le plaisir de s’encanailler.

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Le body horror de Mister sarcastique

Panorama se lit comme une relecture barrée du récit de superhéros avec ces personnages troublés tant par leur adolescence que la découverte de leurs pouvoirs. Le jeune Augustus ne maîtrise ni ses sentiments ni ses aptitudes ; il ne cherche pas à en faire quelque chose ou à protéger les autres en gardant le secret, comme un possible anti-Spider-Man au même âge, comme une version teenage de la Suicide Squad originelle.

Côté pouvoir il se rapproche plus de Mister Fantastic ou du moins connu Plastic Man qui ont cette faculté de modifier leur corps et d’échapper aux lois physiques. Sauf que cette capacité chez Augustus lui échappe, le contrôle et va jusqu’à se transmettre. 

Michel Fiffe s’amuse graphiquement à nous pousser dans le bizarre, jusqu’à nous mettre mal à l’aise. Une vision singulière à la limite du gore, qu’on peut rapprocher du travail d’Hitoshi Iwaaki ou Junji Ito en bande dessinée ou le body horror du cinéma de David Cronenberg. Et bien sûr les références kafkaïennes dans des planches très marquantes. 

Dans son trait, on sent toute l’influence de l’école des frères Hernandez (lire le dossier sur Love and Rockets ici) ou de Charles Burns avec ces histoires d’amour à la sauce mutation,  cut-up et pulp. 

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K7, vestes en cuir et concerts rock

Du côté série vintage, il garde aussi le découpage en chapitres, où chaque partie lui permet de changer de ton, de style ou encore de passer à la couleur. Le dessin de Michel Fiffe est très plastique et ludique, à chaque planche il joue sur la mise en page, avec des narrations éclatées, des pages très graphiques, voir illustratives. 

À l’image de ces variations graphiques, de ce corps incontrôlable, le récit tout entier est mouvant. S’il commence autour d’Augustus et ses errances, il se focalise assez vite sur sa relation avec Kim puis uniquement sur le personnage de Kim après un cunnilingus un peu trop intense. 

Elle revient en ville seule, reprend son boulot d’ouvreuse dans un club de musique, la musique prend une place importante pour palier à l’absence de l’Autre, des compils sur K7 aux titres évocateurs aux concerts où il est facile de se perdre. Un bande son punk-rock en filigrane qui accompagne les métamorphoses, graphiques ou intime, des personnages. À travers ce personnage central, Michel Fiffe dévoile son panorama de la jeunesse, un instant pris sous tous les angles, un personnage dépassé par sa propre vie. Mais aussi avec un jeu de trompe-l’œil, de fausses pistes et de déformations pour être au plus près de son sujet.

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Un album à réserver à un public averti et curieux. Parfaite introduction à l’univers du dessinateur, on est très impatient de voir venir la version française de Copra : récit de superhéros affirmé qui use de la même liberté graphique, qui va plus loin dans les mises en pages immersives et narratives et renvoie les codes du genre à sa sauce. 

Thomas Mourier le 26/05/2021
Michel Fiffe - Panorama (traduit par Alex Nikolavitch) - Delirium
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