Visages du masque. Par Arnaud Maïsetti
On n’avancerait plus que masqués : mais seulement la moitié du visage. Assez pour être vus et suffisamment pour n’être pas reconnus ? Ce qu’il faut pour ne pas pouvoir respirer. Evidemment, le masque est le fétiche parfait de l’époque, son incarnation. Jusqu’au renversement du stigmate. Les masques qu’on interdisait autrefois — il y a deux mois — dans la rue sous peine de matraque, on les oblige désormais : sous quelle peine ? Monde qui suffoque, impose à tous cette odeur de renfermé subie dedans, subie désormais dehors.
« L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui. » [1]
Tous ces après qu’ils nous ont lâchés pour mieux dresser devant, au lointain, le mirage qui tiendrait les foules dans l’état de l’insomniaque, portant devant lui les mains, sachant l’horizon proche qui reculerait pourtant à mesure qu’il avancerait vers lui ; il n’y aura pas d’après, et tout discours qui l’annonce ou le prévoit ne fait qu’en défaire la possibilité. L’après est l’alibi général qui cherche à fabriquer de l’acquiescement, de l’union plus ou mois sacrée, un consentement arraché à la volonté. Il n’y a pas d’après, il n’y a que des masques qui voilent les intentions et les désirs. Entre nous et le monde, il n’y a toujours eu que la police : désormais, entre nous et nous-mêmes, il y aura le masque, l’autre forme que prend la police dans notre monde d’après, celui qui ne se fabrique que pour empêcher qu’ait lieu quelque après que ce soit.
Les masques servaient au théâtre à désigner les rôles : on savait qui était le Père, qui l’Esclave. Quand le Fils cherchait à se cacher du Père, il posait sur lui un masque de Femme : les deux masques superposés l’un sur l’autre ne masquaient pas : ils levaient les identités toujours mouvantes, qu’on endosse pour mieux jouer dans le rôle la partition librement. Les masques tombent quand les masques se dressent.
« Mes opinions sur le théâtre. Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c’est le lustre, – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant, je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix… » [2]
L’heure est aux délations — ceux qui vont seuls à l’air libre respirant librement et sans masque sont dénoncés depuis les balcons comme des criminels —, l’heure est à la suspension de toutes les exceptions arrachées dans ce monde pour le rendre, parfois et en certains lieux respirables malgré tout et malgré lui : droit du travail, forêt, rassemblement. Du monde en état urgence. Les discours sont des crachats. La reprise de la machine abjecte est désormais de salut public : et pour cela, on envoie les enfants devenir des premières lignes potentielles.
Un jour dans l’État New-York compte le même nombre de cadavres que les dix mois de la Grande Terreur. Décidément, les chiffres ne veulent rien dire : ils crachent eux aussi sur nos mémoires et sur le présent. On les agite comme des chiffres, comme s’ils n’étaient que cela : des marques servant à faire des courbes, et évaluer le degré de surveillance.
« Car personne ne peut longtemps porter le masque. Tout ce qui est déguisé reprend bientôt sa nature ; tout ce qui repose sur la vérité, tout e qui, pour ainsi dire, a, des racines soldes, ne fait que croître avec le temps… » [3]
Les politiques du masque : pour traverser ces jours, il nous faudra apprendre à vivre dans l’irrespirable.
arnaud maïsetti - 18 mai 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.