Jacques Rancière | le temps volé (à propos du menuisier Louis-Gabriel Gauny)
J’apprends que paraîtra à l’automne, aux nécessaires éditions de la Fabrique, un recueil de texte de Louis-Gabriel Gauny, présenté par Jacques Rancière. Justement, c’est par Rancière que j’avais rencontré le nom du menuisier Gauny, dans un entretien que j’avais conservé [1] et que, pour la peine, je dépose ici. En attendant de lire les textes de Gauny : et même précisément, en lisant Rancière, sans attendre.
A. M.
Vous faites allusion au menuisier Gauny. Il nous a laissé des manuscrits assez extraordinaires - correspondances, articles, poèmes : pas de Mémoires d’enfant du peuple, mais l’expérience au présent d’une interrogation proprement philosophique : comment peut-on être ouvrier ?
Il nous décrit, heure par heure, sa journée de travail. Et il n’y est pas question de la belle ouvrage des nostalgiques, pas non plus de la plus-value, mais de la réalité fondamentale du travail prolétaire : le temps volé. Et nous ressentons que nos mots - exploitation, conscience, révolte... - sont toujours à côté de l’expérience de cette vie "saccagée".
Il entreprend de se libérer : pour lui et pour les autres, car nos oppositions sont là aussi dérisoires : les "chaînes de l’esclavage" doivent être rompues par des individus déjà libérés. Il prend un travail de parqueteur à la tâche, où il se libère du maître tout en restant et en se sachant exploité : et il nous montre que nous, philosophes, n’avons rien compris aux rapports de l’illusion et du savoir, de la liberté et de la nécessité.
Il va au bout du paradoxe. Il se forge une philosophie de l’ascèse. Quand les ouvriers n’ont à peu près rien à consommer, il récuse la société de consommation. Il invente une économie de la liberté à la place d’une économie des richesses.
Il nous montre le nerf de la passion politique de ses pairs : pas la "prise de conscience" de l’exploitation (ils le savaient d’avance), pas la solidarité ouvrière (les autres sont d’abord les complices du maître), mais le désir de voir ce qui se passe de l’autre côté, d’être initié à une autre vie. Ils envient aux bourgeois non pas la positivité de leurs richesses mais la négativité de leurs "temps morts", de leur loisir, de leur nuit. A l’origine du discours de l’émancipation ouvrière, il y a le désir de ne plus être ouvrier : ne plus abîmer ses mains et son âme, mais aussi ne plus avoir à demander ouvrage ou salaire, à défendre des intérêts ; ne plus compter le jour, ne plus dormir la nuit...
Celui-là a la force de vivre son rêve, sa contradiction : être ouvrier sans l’être.
J. R.