Les premiers entrechats de Brian Eno chez Island, c'était terrible !

Viré de Roxy Music après le second album For Your Pleasure parce qu'il faisait de l'ombre à l'autre Bryan, le Ferry chanteur, compositeur et parolier qui se prenait 70% des recettes du groupe à cause de cela, Eno taille sa route et hésite entre avant-garde et rock star. Trois albums durant, il va zig-zaguer avant de choisir… 

La découverte des travaux de Steve Reich, notamment les deux morceaux It’s gonna rain et Come out diffusés en 1966, puis la sortie du premier album du Velvet Underground et la polyvalence de la Factory de Warhol, vont le détourner de l’art pictural pour un très long moment.

Ayant quitté sa cage dorée de Roxy en 1973, Eno se remet à la colle avec Tom Phillips et Peter Schmidt, déjà reconnus dans le monde de l’art mais aussi avec les deux Robert, Fripp et Wyatt avec qui il a déjà travaillé. Il développe alors l’idée centrale de son travail : questionner le pourquoi d’une oeuvre d’art, mais surtout mettre en place des process pour arriver à ses fins, chose alors assez rare dans l’art mainstream. L’objectif est alors de devenir un peintre sonore disposant d’une palette de sons, puis d’appliquer différents procédés pour proposer une oeuvre pertinente dans un format pop ou expérimental. Plus que le résultat, c’est la découverte de nouveaux espaces musicaux qui l’intéresse. Une autre de ses particularités est d’appliquer à la musique des théories aussi diverses que le Game of life, concept écrit par le mathématicien John Consway, et qui consiste à jouer avec le développement de cellules vivantes qui selon les paramètres vivent, meurent instantanément ou après de multiples générations. Il s’inspire aussi des préceptes de Brain of the firm, un livre de management d’entreprise écrit par Stafford Beer, l’un des pères de la cybernétique qui s’attache à l’écriture de nouveaux systèmes de gestion applicable. Sa belle mère lui avait offert ce bouquin dans l’espoir qu’il laisse enfin tomber ses pitreries artistiques et trouve enfin un vrai boulot. Eno en tirera partie.

Tout cela est bien beau, mais être précurseur de la drone music ne nourrit pas son homme. Et Brian n’en a pas totalement fini avec le monde de la pop. Tout en faisant toujours le grand écart avec l’avant garde, il entame l’écriture de son premier album « Here come the warm jets », expression qui évoque un jet de pisse mais aussi le son de guitare qu’il veut obtenir sur le titre éponyme. Ce coup ci, des pointures underground sont au rendez vous. Entouré de membres de King Crimson, Matching mole, Hawkwind, Pink fairies ainsi que tout le line up de Roxy music à l’exception de Brian Ferry, Eno est enfin prêt à donner suite aux attentes de Island records. Pour ses paroles il fait appel à l’écriture automatique et même s’il va polir un peu le matériau brut, il en résulte plus des images cryptiques que des textes à proprement parler. Il s’avère être un chanteur avec un timbre particulier que l’on ne distinguait pas jusqu’alors quand il faisait des choeurs pour Roxy. Mais ce qui confère à l’album une qualité unique c’est bien sa manière d’enchevêtrer les sons et de sortir une glam pop aux accents psychédéliques avec des titres inquiétants comme Driving me backwards.

Sur Baby’s on fire, troisième titre de l’album, sexy, énigmatique et dérangeant, Eno touche au plus près de ce que pourrait être un tube, à sa manière. Plus jamais au cours de sa carrière il ne sera aussi proche de la synthèse absolue nécéssaire à l’écriture d’un classique. La vérité c’est qu’il reconnait en être foncièrement incapable, même s’il s’y essaiera à nouveau quelques mois plus tard avec Seven Deadly Finns – qui s’avèrera être un flop monumental.

Plus ramassé que le précédent, l’album Taking tiger mountain (by strategy) se base certes sur des sonorités peu usitées dans le rock de l’époque, mais les morceaux sont surtout plus structurés avec des breaks rythmiques qui viennent au moment attendu par l’auditeur. Avant d’enregistrer, Eno et Manzanera ont travaillé pour que les idées de Brian puisse s’insérer dans un format pop ce qui leur permet par la suite de pouvoir s’essayer à différentes textures de manière assez libre au cours de l’enregistrement. Aucune instruction sur le style de jeu ne sera donné par Eno qui va prendre ce qui l’intéresse dans les sessions et de faire coaguler l’ensemble.

Toujours grand commercial devant l’éternel il intitule l’album Taking tiger mountain (by strategy) en référence à des cartes postales chinoises représentant un opéra de la révolution maoïste. Eno précise alors qu’il ne s’agit pas du tout d’une prise de position politique mais que ce qui l’a intéressé c’est « la dichotomie entre l’archaïsme et le progressif. D’un côté, un sentiment très terre à terre , quasi moyenâgeux, consistant à prendre une position militaire : prendre la montagne du tigre et de l’autre, l’aspect stratégique consistant en une interaction tactique de différents systèmes et donc une forme de pensée très XXème siècle ». Démerdez vous avec ça. De toute manière Brian ne veut pas donner trop de clefs, pour que l’auditeur puisse suffisamment se projeter dans sa musique. Eno présente les paroles comme une série « d’allégresses idiotes » alors qu’il aborde des sujets assez sombres, notamment sur Burning Airlines Give You So Much More qui parle du crash d’un DC 10 turc en France, d’un viol d’une banlieusarde par une machine sur The great pretender ou de la ville de Limbourg en Belgique où la population de l’époque était moins importante que le nombre de personnes enfermées dans son asile psychiatrique (The fat lady of Limbourg)

Après plusieurs allers retours en l’Angleterre et l’Allemagne, il s’apprête à enregistrer un album que l’on pourrait pompeusement labelliser art rock; c’est Before and after science, enregistré avec l’équipe habituelle : Phil Collins (une dernière fois sauvé des eaux), Percy Jones, Robert Wyatt qui apparait sous le pseudonyme de Shirley Williams, Phil Manzanera, Robert Fripp. Mais cette fois, Eno fait aussi appel aux membres de Cluster et à Jaki Liebezeit, de Can. L’album sera conçu sur une période de deux ans avec dans la malle plus de cent cinquante morceaux basés sur les Oblique strategies. Découpé entre une première face qui visite de nombreux styles de musique populaire (le fantastique No one receiving et sa rythmique quasi funky, la pop anglaise classique avec Backwater, le jazz fusion sur Kurt’s rejoinder avec sa basse fretless…) et une deuxième beaucoup plus éthérée, Eno montre qu’il aime toujours créer de petites vignettes. Mais pour la première fois, il livre un travaille un peu décousu, « Before and after science » n’atteint pas les sommets des albums précédents. Ce sera son dernier album chanté, du moins pour les deux prochaines décennies. Le morceau King’s lead hat, anagramme de Talking Heads, annonce sa future collaboration avec le groupe qu’il a vu en première partie des Ramones et pour lequel il va produire trois albums marquants. Ayant déjà produit le première déflagration révolutionnaire des « dévolutionnistes » de Devo, Eno s’envole pour New York, devenu l’épicentre du bouillonnement musical, la ville de tous les possibles où la funk blanche rencontre la furie post punk.

En moins de dix ans, Brian Eno est devenu un architecte unique des sons, un compositeur aguerri, un découvreur de talents, un producteur inventif, un collaborateur essentiel à l’accouchement d’une production artistique, un chanteur reconnaissable entre mille, un défenseur acharné des musiques de marge… la liste est trop longue. La suite de sa carrière alterne avec encore quelques idées d’éclats, mais aussi avec le pire. Peu importe, le plus surprenant c’est qu’il ait accompli tous ces pas de côté en dilettante, sans jamais cesser de casser ses jouets pour en construire de nouveaux. Pas mal pour un « non musicien ». Aux dernières nouvelles, son cerveau d’iconoclaste continue d’accoucher d’une idée saugrenue par minute. Et si quelque chose de saugrenu advient, on vous tiendra bien sûr au courant. So, what else ? 

Jean-Pierre Simard
Brian Eno - Here Comes the Warm Jets, Taking Mountain Tigers (by Strategy) & Before & After Science - Virgin Records