Le coût de la panne sèche d'Andreas Eschbach
« Même la dernière goutte d’essence permet encore d’accélérer » : écrit en 2007, autour du pic pétrolier d’un proche avenir et de ses conséquences sociales et politiques, un thriller bouillonnant de dépendance au carbone et aux richesses, par un maître allemand de la science-fiction.
Lancée début octobre 2022 avec les éditions La Volte, la librairie Charybde et le journaliste Antoine St. Epondyle (en attendant d’agrandir l’équipe), « Planète B » est l’émission mensuelle de science-fiction et de politique de Blast. Chaque fois que nécessaire, les lectures ou relectures nécessaires pour un épisode donné figureront désormais sur notre blog dans cette rubrique partiellement dédiée.
« En panne sèche » (2007) est l’un des livres-clé de l’épisode n°2, « Pénuries », à regarder ici.
Même la dernière goutte d’essence permet encore d’accélérer. Évidemment, Markus Westermann ne pouvait pas savoir qu’il était sur le point d’en faire l’expérience. Il se trouvait sur l’Interstate 80, juste derrière le pont qui enjambe la Susquehanna, et désirait seulement doubler ce putain de camion qui faisait du quarante-sept miles à l’heure avec une constance désespérante.
Il s’engagea donc sur la voie de gauche. Il pleuvait. Et il tenait son portable contre son oreille.
– Attendez, attendez ! Écoutez-moi, cria-t-il. Ne raccrochez pas ! Croyez-moi, mister Taggard attend mon coup de téléphone.
– C’est possible, dit une voix de femme à l’autre bout du fil. Seulement, comme je vous l’ai dit, il n’est pas dans nos bureaux pour le moment.
Les essuie-glaces luttaient contre les trombes d’eau projetées par les pneus imposants du camion. Le regard de Markus tomba sur l’aiguille du compteur. Doucement, se rappela-t-il à l’ordre. La vitesse était limitée à cinquante-cinq miles à l’heure. La police le recherchait. Ce n’était vraiment pas la peine de se faire remarquer en roulant trop vite.
– Écoutez, dit-il, je sais bien que vous n’êtes pas une vraie société américaine de fruits et légumes. Et que mister Taggard n’est pas non plus directeur des ventes. Cependant, il a très certainement un portable dans sa poche…
– Son numéro de portable est confidentiel et…
– Oui, oui, bien sûr. Mais je vous en prie, ma’am. Je parie que mon nom figure dans son répertoire. Avec un commentaire du genre « à me passer à tout moment ».
Le camion semblait interminable. Est-ce qu’il accélérait pour l’empêcher de doubler ? Pourquoi ça ? Markus appuya plus fort sur la pédale.
– Vérifiez une dernière fois. S’il vous plaît. C’est très, très important.
Elle marmonna quelques mots puis il l’entendit tapoter sur un clavier. Ah, quand même ! Dans le rétroviseur, il aperçut un malade qui fonçait sur la voie de gauche en lui adressant de loin des appels de phare. Markus Westermann appuya sur le champignon.
Mais la voiture ne réagit pas. Aucune pression du dos contre le siège. Aucune réponse, même quand il eut le pied au plancher. Et, d’une certaine manière, la voiture ne produisait pas le son qu’elle aurait dû…
Markus comprit avec un soudain effroi qu’il entendait seulement les pneus rouler sur le revêtement humide, qu’il n’entendait plus le moteur.
– Mister Westman ? dit la voix dans l’écouteur. Je vous passe maintenant mister Taggard.
– Je le rappelle !
Markus jeta son portable sur le siège du passager, serra à toute vitesse la clé entre ses doigts, entendit le démarreur. Mais le moteur ne se mit pas en marche.
La jauge. Putain de merde ! Il avait toujours su qu’elle était cassée, qu’elle affichait n’importe quoi. Bref, que c’était une cochonnerie électronique. Mais elle indiquait à moitié plein. À moitié plein, nom d’un chien ! Elle ne pouvait pas indiquer à moitié plein et après…
Est-ce qu’il avait bien remis le compteur à zéro à la station-service ?
Non. Merde ! Le réservoir était tout bonnement vide.
Markus Westermann, commercial allemand en logiciels de finance, effectue un court séjour aux États-Unis, où il participe avec une trentaine de collègues du monde entier à l’effort de « régionalisation » d’un nouveau produit. Brûlant de se joindre par le haut au grand rêve américain de consommation démesurée, mutant en quelques semaines en arriviste déterminé, il fait la connaissance, par des moyens détournés et par l’entremise de son nouvel ami brillant informaticien Keith R. Pepper, du fonds d’investissement mondialement connu PPP (Peak Performance Pool) et surtout, par hasard, de Karl Walter Block, irascible savant autodidacte autrichien, qui a inventé une méthode scientifique pour trouver du pétrole à coup sûr et y compris sur des terrains réputés vierges de toute trace ou possibilité d’or noir, sans les coûteux aléas des forages d’exploration trop souvent « secs », et qui cherche des partenaires financiers de confiance pour partir avec cette martingale à la conquête du monde de l’oil and gas et de ses richesses si colossales.
Werner et son épouse Dorotea (née Westermann et soeur de Markus) viennent d’acheter une maison de rêve dans la campagne allemande, un peu à l’écart de « tout », mais fort vaste et disposant d’une vue superbe et dégagée sur les collines avoisinantes. Seul problème véritable : la maison est exceptionnellement gourmande en chauffage, compte tenu de sa conception, mais bon, ce n’est pas si grave…
Charles Walker Taggard est un agent discret et effacé de la CIA, marqué par un terrible drame (la greffe destinée à sa fille mourante n’a pas pu arriver à temps pour la sauver, contre toutes attentes – car l’opération chirurgicale avait lieu aux États-Unis le 11 septembre 2001, après l’interdiction temporaire de tous les vols, sans exception). Depuis lors, il a appris l’arabe et obtenu sa mutation en Arabie Saoudite, dont les liens avérés avec Al-Qaida l’ont personnellement bouleversé.
Avec ces personnages principaux imaginés pour organiser un déroulé rusé, riche en flashbacks et en coups de théâtre qui ne devraient pas en être si l’aveuglement né de l’avidité n’était pas si puissant, au niveau d’hommes et de femmes « presque ordinaires », mais disposant chacun de bribes-clé d’information, bribes qu’ils ne savent pas nécessairement déchiffrer en temps et en heure, Andreas Eschbach nous entraîne dans un gigantesque et brillant tourbillon sur le choc alors encore à venir, celui du « pic pétrolier » (ou peak oil dans la langue des hydrocarbures), moment redouté que les économistes des lobbys carbonés ont toujours voulu repousser conceptuellement (« lorsque les prix monteront avec la perspective de rareté, l’exploitation de gisements plus difficiles deviendra parfaitement rentable »), lorsque la montée des prix des hydrocarbures devient telle que le monde, qui n’y est bien entendu absolument pas préparé, vacille sur ses fondations, en méditant la première phrase du roman : « Même la dernière goutte d’essence permet encore d’accélérer. ».
Néanmoins, au fil du temps, il apparut que la maison au bord de la montagne, si magnifique fût-elle, présentait quelques inconvénients.
Le plus inquiétant concernait le chauffage. L’avertissement de l’ancien propriétaire s’était révélé plus que justifié. Oui, à présent, Dorothea soupçonnait même la famille Anstätter d’avoir en fait revendu la maison à cause de la facture de fioul.
La cuve contenait trois mille litres. C’était beaucoup quand on la faisait remplir et qu’on recevait ensuite la facture, mais c’était peu compte tenu des besoins de la chaudière. Lors de la première période de mauvais temps qu’ils passèrent dans leur nouveau logis, ils eurent l’impression que l’aiguille de la jauge descendait à vue d’œil – et cela en avril ! Ils préféraient ne pas savoir ce que ce serait en hiver.
Pendant un moment, Werner fut persuadé que sa cuve avait un trou. Le spécialiste qu’il finit par appeler la vérifia et en vint à la conclusion qu’elle ne fuyait pas.
– Que pouvons-nous faire alors ? l’interrogea Werner. Isoler la maison ?
– Faut voir, répondit le spécialiste, qui se mit aussitôt à inspecter les murs, les fenêtres et la toiture.
Ses propositions revenaient quasiment à tout rebâtir : il fallait recouvrir les murs extérieurs d’un lattis de douze centimètres d’épaisseur, changer toutes les fenêtres, démonter, isoler et refaire le toit, poser des cloisons à l’intérieur et baisser le plafond de la salle de séjour.
– Comment peut-on bâtir une maison pareille ? demanda Werner avec énervement.
– Elle a été construite dans les années soixante. À l’époque, le pétrole valait moins cher que l’eau.
En parcourant méticuleusement, au fil de son roman, l’histoire et la géopolitique des hydrocarbures (on songera certainement à l’excellent travail de l’historien américain Daniel Yergin, « Les Hommes du pétrole – Les maîtres du monde 1946-1991 », comme au magnifique roman de l’ombre manipulatrice qui finit par se perdre elle-même, le « La femme qui avait perdu son âme » (2013) de Bob Shacochis, voire à la ruse géopolitique utilisée, dans un tout autre registre, par Tom Clancy au début de son « Tempête rouge » de 1986), Andreas Eschbach réussit ici un coup de maître, celui de transformer une profonde réflexion sur la dépendance mondiale au pétrole et au gaz en expérience de fiction spéculative redoutable et ciblée. Publié en 2007 (douze ans après le coup d’éclat initial de son œuvre que constituait « Des milliards de tapis de cheveux ») et traduit en français en 2009 par Frédéric Weinmann chez L’Atalante, « En panne sèche » illustre également ce talent particulier qu’ont certains auteurs allemands pour évoluer avec une grâce efficace à la frontière toujours dangereuse du travail authentique de science-fiction et du techno-thriller tel qu’hérité des années 1980, plus abordable (on pense bien sûr aussi au Frank Schätzing de « Abysses » (2004), dont on attend avec une curiosité certaine l’adaptation en série télévisée prévue en 2023).
Avant de ranger le Spiegel dans l’intention de dormir un peu, il feuilleta rapidement le magazine et tomba sur un autre article du dossier, intitulé : « La fin des écolos ». Le sous-titre disait : « Depuis trente ans, les écolos prédisent la fin de l’âge du pétrole. Aujourd’hui, le glas sonne pour eux. »
L’article annonçait la « victoire définitive » de l’American way of life. L’avenir appartenait désormais au gâchis de l’énergie et des matières premières, à la consommation effrénée et à la globalisation totale. La découverte de pétrole à Keya Paha, dans le Dakota du Sud, n’était pas celle d’un gisement parmi beaucoup d’autres ; elle marquait la victoire de la « méthode Block », un changement de paradigme, disons même une révolution copernicienne dans l’évaluation des réserves planétaires. Les Bourses, dont c’était le propre d’anticiper les évolutions futures, pénalisaient d’ores et déjà dans le monde entier les entreprises qui continuaient de miser sur des énergies renouvelables coûteuses. Vu le cours des actions, Shell avait dissous son département recherche et développement en énergies alternatives. Les universités et fabricants automobiles avaient rayé les crédits pour la recherche en nouveaux moyens de propulsion. Une marque de portables avait promis une nouvelle génération de cellulaires, fonctionnant à l’essence, et fait ainsi exploser le cours de ses actions. En revanche, le chiffre d’affaires des fabricants d’éoliennes, de biocarburants, de pompes à chaleur, de centrales géothermiques et de panneaux solaires était en chute libre ; beaucoup avaient déjà déposé leur bilan et le même sort attendait un nombre d’entreprises encore plus grand.
Hugues Charybde
Andreas Eschbach - En panne sèche - L’Atalante
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