Isabelle Flaten rend amère la réussite des boomers

Une belle confusion des sentiments à l’orée piégée d’une deuxième vie de boomer, celle qui s’ouvre après la réalisation des objectifs. Acide et hilarant.

Le coup de la panne est ma blague favorite, je suis taquin de nature. Un brin tordu aussi. Pour l’agacer je buggais. Ça me prenait toujours quand il ne le fallait surtout pas, au moment où, entre deux calls, il rédigeait un mail à son dircom pour formaliser les next steps business et upgrader le benchmark avant le meeting du lendemain. Furieux, John m’assommait le clavier d’une main rageuse à la recherche d’une touche magique qui lui restituerait ses données asap. En vain. Il tentait alors la méthode douce, me caressait le pavé tactile d’un doigté de plume. Ça me rendait tout chose, je cédais et nous reprenions le business as usual. De crainte qu’il me remplace par un collaborateur sans humour, je n’abusais pas de la plaisanterie. Nous étions en osmose, j’étais sa moelle, il était mon sang et nous turbinions à l’unisson. Chaque clic nous précipitait au cœur des choses. Nous étions suspendus à la pulsation de la messagerie, inscrits dans le vorace tourbillon des affaires comme dans la plénitude de l’existence. C’était le bon temps. Mais depuis que John a vendu sa start-up, il me délaisse. Du big boss tout feu tout flamme qui me sautait dessus dès l’aurore afin que j’illumine son réveil de mon écran, seule subsiste l’ombre. Je passe la plupart de mon temps sur off. Un moribond. Réfugié sur le cloud, je revisite ma mémoire, ce puits sans fond des jours heureux, le lieu de ma nostalgie, et me creuse le disque dur dans l’espoir d’y piocher un élément qui permettrait la résurrection de notre duo.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » C’est sur le célèbre vers d’Alphonse de Lamartine, plutôt sans doute dans sa version malicieusement revue par Raymond Devos, que s’appuie peut-être bien le « Triste boomer » d’Isabelle Flaten, publié en janvier 2022 au Nouvel Attila, pour prendre son essor féroce. Pour nous confier les heurs et malheurs de deux amis d’enfance désormais cinquantenaires, ultra-entrepreneur tout à coup désœuvré et châtelaine veuve, confrontés à la fois à une (presque) classique « crise de la cinquantaine » et à la particularité de voir cette crise multiforme située bien au cœur d’une société néo-libéralisée de facto, en quête maladroite de significations – la nôtre -, l’autrice rusée d’« Adelphe » ou de « La folie de ma mère » a confié la parole à un ordinateur facétieux et à un tableau d’ancêtre présomptueux, tous deux néanmoins fort jaloux de leurs prérogatives supposées, ce qui donnera un ton bien particulier à cette narration jouant entre le terre-à-terre efficace et l’ironie parfaitement tempérée.

ors de l’arrivée de Salomé au château au bras de feu son époux le duc Edmond de Chassaigne de La Ferrière, je n’étais pas encore sorti de mon sous-sol. Mais je m’en souviens comme d’hier, un sixième sens développé à force de vivre dans les ténèbres. Le soleil irradiait, une lueur inédite transfigurait le visage d’Edmond et la jeune femme suspendue à son bras resplendissait. Un événement inespéré pour le duc, triste sire de presque cinquante ans qui avait abandonné tout espoir de trouver un jour châtelaine à son pied. Jusqu’alors il vivait entouré de ses chiens, de quelques amis chasseurs et de ses ancêtres au grand complet. Moi seul avais été expulsé de la galerie et remisé à la cave par l’arrière-grand-tante du duc, la comtesse Hortense de Montfermeil, outragée qu’un dépravé de mon espèce, affligeante incarnation de la dégénérescence, comme elle appelait mon penchant pour les damoiseaux, puisse prétendre à la postérité. J’ignore comment la chose était parvenue à ses oreilles car j’avais pris grand soin de préserver la lignée, ainsi que ma réputation, en fournissant une flopée de marmots bien portants à mon épouse la marquise Adélaïde de Mercueil. La tâche me paralysait à tel point que j’avais dû avoir recours aux pastilles de poudre de cantharide du maréchal Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis de Richelieu pour stimuler mon organe. Dieu seul sait ce que l’accomplissement de mon devoir m’a coûté de désagréments ante et post coïtum dus aux effets secondaires de ces pastilles. J’ai été si souvent victime d’une turgescence priapique. J’allais et venais à grand-peine, le membre asphyxié sous mon justaucorps, tentant de dissimuler mon embarras, ou d’autres fois l’urètre tuméfié, brûlant de mille feux, j’endurais un martyre de plusieurs jours. Il m’est aussi arrivé de lâcher des jets d’urine ensanglantée, de souffrir de terribles douleurs abdominales. C’est dire si j’ai payé le prix de mes incartades au paradis des éphèbes. Mes efforts n’ont visiblement pas suffi à sauvegarder ma réputation. Ma descendance ne souffrant aucune tache dans son arbre généalogique m’a condamné à l’exil. Par chance, tout juste arrivée, Salomé m’a réhabilité et depuis je lui suis entièrement dévoué. Elle est ma vie, je suis son âme.

Entre l’agenda de bureau témoin des errances croissantes du personnage principal de « Planning » (Pierre Escot, 2007), les réminiscences franchement nostalgiques ou légèrement acides d’amours passées qui caractériseraient un « How I Met Your Mother » côté séries télévisées (Carter Bays & Craig Thomas, 2005) ou un « Haute fidélité » côté roman (Nick Hornby, 1995) ou film (Stephen Frears, 2000), les incisions des voisines de cage d’escalier en redoutable succédané de chœur antique, et surtout l’exploration patiente des alternatives possibles au vide laissé par des vies de devoir et de réussite – en parcourant savoureusement tant de motifs de ressourcement et de coaching, tels ceux recensés par Thierry Jobard dans son « Contre le développement personnel » -, Isabelle Flaten nous offre une chronique hilarante, au degré d’acidité pourtant parfaitement dosé, d’une très contemporaine et logiquement fatale confusion des sentiments.

Tu attrapes ta veste et files faire des courses, du moins j’imagine. Il n’y a sans doute plus de bière dans le frigo. Reviens vite, je n’aime pas rester seul. Oh, mais tu as été rapide comme l’éclair ! Oui oui, je mouline toujours, inutile de me harceler. C’est ça, bonne idée, décapsule ta canette, pose tes fesses sur le canapé et feuillette le magazine de mots croisés que tu viens d’acheter. Je te trouve pathétique d’en être arrivé là, à meubler des heures creuses avec du néant. Je me rappelle tes heures d’avant, pleines d’allant et de monde. Ces rendez-vous à la chaîne, ces sollicitations incessantes, ces poignées de main, ces bises que tu distribuais tous azimuts, ces invitations que tu refusais par dizaines faute de don d’ubiquité et qui te donnaient à tous les coups le sentiment que la terre entière tournait autour de toi. Et maintenant il n’y a plus personne, comme si ton existence n’avait été peuplée que de fantômes, bâtie sur du vent. À mon avis ce n’est pas entièrement faux. Pas besoin d’être un humain pour saisir la nature surfaite des liens que tu entretenais. Ils étaient tissés dans une maille artificielle qui suivait le fil de tes intérêts et te connaissant, tu te fustigeais sans doute l’éclair d’un remords. Puis tu oubliais, car après tout c’était la survie de l’entreprise qui exigeait cela, ainsi s’échafaudaient les affaires avec l’opportunisme comme matière première. Les affaires ont cessé et tu es au point mort. Un pantin aux ficelles coupées qui, affalé sur le canapé, tente de sonder ses manquements. Qui va jusqu’à se demander s’il a été le jouet d’une folle mécanique. Le prisonnier d’un engrenage vorace, soumis corps et âme à l’impitoyable loi du marché qui pour finir a eu sa peau, dévoré l’être humain en lui, car sinon pourquoi fais-tu cette tête d’outre-tombe ? Compare-là à ton air triomphant sur les photos (dossier archives professionnelles) et souviens-toi de ton débordement d’amour-propre aux quatre coins du globe à l’ouverture de chaque succursale, ce champagne qui coulait à flots, pétillant jusque dans tes veines, ces bouchons que tu faisais sauter sans retenue pour célébrer ta réussite, ce sentiment de toute-puissance qui te montait à la tête en même tant que les bulles. Tandis que tu comptais tes bébés et jubilais d’engendrer ainsi un empire, tu oubliais de naître à toi-même et perdais les autres de vue. Si je me permets de te le rappeler, c’est pour ton bien.

Hugues Charybde le 27/06/2022
Isabelle Flaten - Triste boomer - éditions Le Nouvel Attila

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Isabelle Flaten