Le Songe d'Hannibal (Volkoff pas Lester !)
J’étais tombé dans le couloir d’un cinéma sur ces mots, écrits contre le mur : « crève moi les yeux ». Cela m’a fait penser à cette foule de gens qui, dans les réseaux sociaux, écrivaient que la contemplation de mes photos leur faisait saigner les yeux. Le terme revenait souvent, c’était curieux. Il m’évoquait l’Œdipe aveugle à la poursuite de la rédemption. Je me disais : oui, voilà, leur faire saigner les yeux, c’est peut-être le plus noble des buts de la photographie.
Il y avait un texte de Lévi-Strauss, tiré de Tristes Tropiques, parlant d’une tribu (amazonienne ?) analysant ce qui compose nos rêves de manière systématiquement sexuelle – excepté lorsque leurs images sont sexuelles. Que vous rêviez de combats, de natation ou de tabourets, les membres de cette tribu vous expliqueront l’enjeu érotique de ces symboles. Mais lorsque nos visions décrivent des situations objectivement sexuelles, ce qu’elles symbolisent serait toujours cet « autre chose », mystérieux, que peut-être le texte décrivait mais dont je ne me souviens plus, laissant ainsi en moi cette question : si notre inconscient est structuré par la libido, quel est l’inconscient de cette libido ?
Cette idée fantasmagorique du désir comme entité indépendante est un jeu littéraire qui me suit depuis de longues années. Il y a plus de 10 ans, j’avais écrit un scénario où une sodomie rêvait d’une manifestation politique qui elle-même rêvait d’un volcan au dessus de la mer, entouré de baleines. Depuis le début, j’aimais cette idée d’une chaîne signifiante arbitraire, poétique, où chaque chose s’échappe d’elle-même par un songe qui la berce.
Ce jeu du songe, on peut aussi l’exercer tout simplement dans les pensées des personnages photographiés. Il y a eu un moment, dans ma vie, où je constatais qu’au moment de l’orgasme, mes pensées étaient immédiatement dirigées vers… les sujets les plus quotidiens, tels mes courses à faire ou mes dossiers de presse à écrire, comme celui-ci. Ainsi, cette exposition propose de voir ces corps qui se confrontent, se caressent et parfois se mutilent, sous l’angle d’associations presque hasardeuses, donc de scénarios à imaginer.
Nous pourrions suggérer, en bons batailliens, que nos sujets méditent de la mort. Ce rapport dialectique est le classique absolu. L’année dernière, d’ailleurs, je n’allais pas bien, et j’avais commencé à écrire un texte sur la mort de la photographie. Cela m’a peut-être aidé à reprendre des photos : je me disais, elles sont un cadavre dont on observe encore les soubresauts, comme les trois petits points d’une pulsion de vie. Penser ces « restes » m’a aidé à apprécier à nouveau la photographie. J’ai voulu ensuite dialoguer mes images sexuelles avec une série de statues aux têtes tranchées, prises dans des cathédrales et converties en négatif, je crois que l’idée était très intelligente mais j’en ai oublié, aussi, la teneur (je voulais parler de castration ? d’objet manqué ? d’image manquante ?).
Méditer sur la mort, méditer sur les morts, aussi, et peut-être même Dieu. Des photos de vieilles personnes dansant dans un village alsacien, datant des années 90 ou début 2000, que j’ai retrouvées dans mon disque dur. Le décalage avec les provocations sexuelles de mes partenaires était tel qu’elles se sont imposées. Ce à côté de quoi nous avons envie d’ajouter : méditer sur le goût des carottes, sur des formules mathématiques, sur la digestion des fourmis ou les luttes syndicales. Je fais des propositions mais le choix vous appartient. J’insisterai tout de même sur le voyage, parce que lorsque l’on se fait fister par un pied ou prendre en tournante dans une cave du 93, il peut arriver à tous de songer aux aventures de Jules Verne dans les cimes des Andes ou aux ordres des vagues – c’est une vérité incontestable.
Et puis, au final, ajouter des chats. Ceux que j’ai pris en photo observaient d’ailleurs nos corps nus pendant nos soirées. Parce que nous pouvons aussi imaginer que Dieu, la mort, les morts, les carottes et la mer songent à nos désirs. Bon, tous sauf les chats, peut-être, qui eux ne doivent penser qu’à conquérir le monde.
Hannibal Volkoff, le 6/11/2023
Hannibal Volkoff - Un Songe ->8/11/2023
Galerie Simon Madeleine 7, rue des Gravilliers, 75003