Entre Goulag et musique électronique, la vie de Lev Termen

La vie de l’inventeur soviétique du premier instrument de musique électronique, le thérémine, comme puissante métaphore, de chair et d’électricité, des chaos et des paradoxes du vingtième siècle.

Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.

Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez-de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.

De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.

Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.

Art et technologie, amour et politique internationale : c’est au cœur de ce mélange hautement explosif qu’évolue Lev Termen (1896-1993), l’inventeur de l’instrument qui portera (presque) son nom, le thérémine, généralement considéré comme l’instrument précurseur de la musique électronique (c’est en réparant de vieux Thereminvox, à la charnière des années 50 et 60, que Robert Moog finira par développer le synthétiseur moderne), utilisant uniquement des gestes amples ou subtils pour moduler et faire chanter les ondes produites par l’appareil.

De la conviction déployée vis-à-vis du camarade Lénine pour obtenir l’organisation d’une tournée en Occident (à la fois pour impressionner les foules par la prouesse technico-artistique soviétique et pour trouver d’éventuels débouchés industriels futurs fournisseurs de devises) à la découverte effrénée des bals souterrains endiablés (souvent en compagnie de la jeune violoniste qui devient très vite la meilleure instrumentiste possible du révolutionnaire thérémine) du New York de la Prohibition, des difficultés industrielles et financières dans un univers capitaliste volontiers impitoyable au retour catastrophique en Russie où la paranoïa stalinienne est en pleine explosion, tout cela s’orientant vers un curieux destin de camp et d’oubli, de réhabilitation et de technologies d’écoute, de vieillesse presque tranquille et de tardives reconnections de fils jadis coupés, Lev Termen, tout en étant presque inconnu aujourd’hui du grand public, aura de plus d’une façon incarné le vingtième siècle, dans toute sa complexité et dans la plupart de ses folies paradoxales.

Lev a le triomphe modeste. De Berlin à Paris puis à Londres, il vient en effet de boucler une tournée au cours de laquelle il a créé la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière – l’illumovox – directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités. Tandis qu’il frôle une touche invisible dans l’espace, une lumière projetée sur un écran passe par toutes les nuances spectrales, du vert sombre au rouge éclatant, sans autre limite que la perception visuelle. Lev ne se contente pas de jouer de la musique, il la colore et la rend visible, inventant ni plus ni moins le principe du spectacle son et lumière. La presse compare les spectateurs sortant des représentations aux premiers fidèles après la révélation des miracles. On prédit même la disparition des musiciens, anéantis par l’électricité, remplacés par le seul chef d’orchestre qui, face au public et non plus de dos, conduira les ondes de ses propres mains. Conquis, le public en a redemandé, et après une série de dates en Allemagne, c’est Paris et Londres qui ont imploré la venue du pionnier de la musique du futur. Pareille frénésie a naturellement attiré l’attention d’un correspondant du New York Times, et c’est désormais l’Amérique qui le réclame. Moscou, qui n’en espérait pas tant, pas si vite, s’empresse de saisir l’opportunité d’exporter outre-Atlantique ce phénomène du socialisme réel et annonce une tournée d’un mois et demi dans le Nouveau Monde à partir de décembre.

Publié en août 2022, toujours chez Asphalte, le troisième roman d’Emmanuel Villin, après « Sporting Club » (2016) et « Microfilm » (2018), a trouvé un sujet idéal pour poursuivre sous une autre forme l’exploration des scénarios mystérieux de vies (ou de fragments de vie) semblant écrites pour le cinéma. En adoptant une tonalité spécifique, bien différente de celle des « Corps conducteurs » (2014) de Sean Michaels (qui s’attachait au même personnage historique réel mais le confrontait beaucoup plus directement et beaucoup plus violemment au système du stalinisme, en laissant davantage de côté le sentiment conscient et inconscient du rôle à jouer qui est central ici pour Emmanuel Villin), « La Fugue Thérémine » repose largement et fort habilement sur les distances et les interstices perceptibles (et parfois discrètement soulignés d’un bref flash forward) entre les intentions affichées par le héros, les décodages qu’il effectue (avec un succès inégal) du réel capitaliste qu’il découvre (puis de l’univers globalement carcéral auquel il est renvoyé par la suite), ses sentiments et ceux des autres personnes (laissant alors régulièrement pointer une singulière forme de solipsisme chez le personnage), et l’étonnante et lancinante voix off d’un narrateur secret qui étudie son papillon et sa lumière, en l’assortissant lorsque nécessaire de commentaires rusés semblant hésiter entre le légèrement sarcastique et le pleinement poignant (« Ma dernière création est un piège à taupes – Mikhaïl Kalachnikov, sa vie, son œuvre » d’Oliver Rohe n’est parfois pas si loin).

Le Majestic aborde les côtes américaines le 20 décembre. La veille, la faction de Staline l’emporte définitivement sur celle de Léon Trotski lors du XVe Congrès du parti communiste de l’Union soviétique. Dans quelques jours débarquera Maurice Ravel qui, lui, a fait le voyage à bord du France pour une tournée de trois mois qui le conduira aux quatre coins du pays. Lev vient de se produire devant le compositeur à Londres et interprètera certaines de ses œuvres à New York. Il le jouera encore des années plus tard, dans des conditions tout autres. Pour l’heure, le Russe aperçoit la statue de la Liberté, grande masse sombre qui se découpe dans la brume matinale, et dont la torche au bout de son bras dressé vers les cieux est cernée d’un halo lumineux. Son flambeau fonctionne à l’électricité. Lev y voit un signe. L’Amérique sera conquise par son génie.

Le magnifique exergue choisi par l’auteur (la belle phrase de Chostakovitch : « La musique illumine les hommes et leur donne leur dernier espoir ; Staline lui-même, ce boucher, le savait. ») éclaire bien entendu, s’il en était besoin, la lecture effectuée ici de cette vie hors du commun au milieu de carrefours sans maîtres : comme dans le roman « Central Europe » de William T. Vollmann (où le compositeur de la « Symphonie n°7 en ut majeur » ou « Symphonie Leningrad » était un personnage à part entière) et peut-être plus encore dans l’essai « Staline œuvre d’art totale » de Boris Groys (où les avant-gardes artistiques révélaient l’enrôlement même qui les magnifiait), la manière dont la curiosité exacerbée peut muter en une obsession spécifique de l’innovation, sous les formes bien distinctes que suscitent le totalitarisme et le capitalisme « à l’ancienne », vient s’incarner à merveille, grâce aux tours et détours réorchestrés par Emmanuel Villin, dans la vie pleinement politique, fût-ce à son corps totalement défendant, du chercheur-artiste dilettante par excellence que fut Lev Termen.

Hugues Charybde
Emmanuel Villin - La fugue thérémine - éditions Asphalte

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