Le splendide lamento funèbre de la poétique de Claro

Memento mori et bûchers des vanités : sous couvert funèbre, une formidable exploration poétique du lieu mystérieux où se nouent la littérature et la vie. Claro au sommet de son chant.

Le 7 février 1497, le moine dominicain Girolamo Savonarole dresse à Florence, qu’il dirige depuis trois ans à la faveur de la conquête française, son bûcher des vanités, où se tordent dans les flammes miroirs, cosmétiques, robes et bijoux, tous ces facilitateurs du péché vigoureusement collectés auprès des habitants par une armée de jeunes disciples.

À peine un an plus tard, le 23 mai 1498, sur la même piazza Signoria, c’est le corps du prédicateur politicien, excommunié et destitué, qui vient se tordre dans les flammes matérielles de la condamnation spirituelle.

Le 6 février 1497, un jour seulement avant que les fards ne se consument en étincelles à Florence, Johannes Ockeghem, compositeur influent – déjà décisif, pourrait-on tenter presque anachroniquement – entre Guillaume Dufay et Josquin des Prés (qui lui consacrera un lamento à cinq voix en forme d’hommage funèbre), s’éteignait à Tours, dans la paisible bienveillance convenant à un talentueux maître de chapelle des rois de France.

::: non pas bêtement finir en fagot roussi mais
tenter par des moyens nouveaux de se faire un
corps, un corps moins labile que celui qu’on
sait repu d’organes, un corps où s’articulent
autrement les os du langage, et qui serait, sinon
un livre, un livre vain, du moins sa tentation,
::: (doit-on en déduire que faire un livre c’est
croire que l’écriture recèle un secret, et qu’en
écrivant creusant exhumant on atteint un
jour je ne sais quelle masse critique, le corps
absorbant l’esprit pour mieux lui imprimer
une torsion fatale afin que du labeur d’écrire
naisse une langue autre, une langue-savonarole,
capable de rappeler le feu ⦁ tissé en torsades de
langues, dans le miroitement de la terre qui
s’ouvre comme un ventre en gésine ⦁ [artaud]

De ce télescopage simultanément doux et brutal de dates, de lieux et de visées, mais aussi de celui, pouvant être orchestré en mobilisant les imaginations littéraire et poétique (mais aussi intime et politique, on le verra), du lithopédion d’Auxerre ou d’ailleurs – cet « enfant de pierre », résidu calcifié d’une grossesses ignorée – et de la figure de la momie telle que Karl Freund la confiait à Boris Karloff en 1932, comme de quelques autres rencontres au coin des tables de dissection, Claro extrait le plus formidable et lancinant Memento mori – ce si fameux « Souviens-toi que tu vas mourir », censé éclairer pour le meilleur ou le pire notre vie terrestre, dans l’esprit du christianisme médiéval où il fut d’abord popularisé, si l’on ose dire – qui puisse être imaginé, transmutant l’obsession flagrante de la peinture flamande des quinzième et seizième siècles et les formes moins constantes qu’elle prit jusqu’à nos jours, jusqu’à celle, ironique en diable, des Streets de Mike Skinner (« Memento mori, memento mori / It’s latin and it says we must all die / I tried it for a while but it’s a load of boring shit / So I buy buy buy buy buy buy »).

::: du corps sacrifié, et voilà qu’ici surgit et
s’impose la vision d’Artaud vêtu de la bure
du moine intransigeant dans le film Lucrèce
Borgia, Savonarole transfiguré en vanité lui-
même, en acteur igné ⦁ parce que le théâtre
n’est pas cette parodie scénique où l’on
développe virtuellement et symboliquement
un mythe / mais ce creuset de feu et de viande
vraie où anatomiquement, / par piétinement
d’os, de membres et de syllabes, / se refont
les corps / et se présente physiquement et au
naturel l’acte mythique de faire un corps ⦁ sans
organes [artaud]

Publié en avril 2022 dans la collection Fiction & Cie du Seuil, ce « Sous d’autres formes nous reviendrons » me semble constituer un livre essentiel en général et dans l’écriture de Claro, en particulier.

Utilisant comme en se jouant, en guise de matériau brut initial, les entrechocs historiques et pop-culturels qui fondaient « Livre XIX » (1997) et « CosmoZ » (2010), il produit ici une ahurissante et précieuse synthèse de l’exploratoire (« Hors du charnier natal », 2017), du vertige de l’au-delà (« Substance », 2019) et de l’intime comme enquête jamais achevée (« La maison indigène », 2020), synthèse provisoire dont il confie la maîtrise à la poésie, celle qui hantait les phrases palimpsestes de « Tous les diamants du ciel » (2012) et les échafaudages typographiques de « Crash-test » (2015), celle qui se dévoilait en rage majestueuse dans « Comment rester immobile quand on est en feu ? » (2016), et celle qui, ici, à la fin de certains paragraphes (on aurait envie d’écrire de certaines strophes, évidemment), signalée par un discret [entre crochets] dans la marge, sourd littéralement des convocations méticuleuses d’Antonin Artaud et de Franck Venaille, au tout premier chef, mais aussi de celles de Jacques Roubaud, Virginia Woolf, Armand Robin, Pierre Jean Jouve, André Suarès, Frédéric Boyer, Michel Butor ou Pierre Guyotat, entre autres voix d’épaulements ici si judicieux.

::: le sachant le voulant je reviens aux vanités
et les vanités me reviennent, dans mon corps
elles incubent et de lui se repaissent, comme
un amour ancien qui se croit tout permis, leur
heure n’est jamais la mienne, vanités chéries,
éternelles offenses à l’horloge du monde,
le bruit qu’elles font c’est le silence que
j’entends, et j’ai beau peupler de langage le
langage, rien n’y fait, le carton se détrempe le
papier se fend la peau cède, sous le paragraphe
rêvé et charnu on perçoit comme un très léger
vrombissement, la lugubre aria des vrillettes,
des larves de vrillettes qui forent inexorable-
ment pendant que que la langue lèche la langue,
mettant à nu une absurde cathédrale d’os,
et au centre de cette nef creuse et décharnée
que dire penser écrire ⦁ je ne suis rien / et
le monde m’échappe / je fais un grand tas
de bois de ma vie / et dans les longues nuits
venises / timidement m’en réchauffe / que fait
la flamme / qui s’élance impalpable ? / je ne
suis rien / que cet homme brûlé / voici les
parcours sans fin de la terrible mémoire du
monde / d’où je sors consumé / jamais né
pourtant ! / rien / vraiment / que brasero /
autour duquel / j’organise la danse ⦁ [venaille]

Comme Antoine Volodine tel que le lisait Lionel Ruffel en 2007, et bien qu’évoluant dans un univers à la fois totalement différent et tout aussi personnel, Claro échafaude ici un puissant dispositif scénique : en quatre mouvements, séparés et suivis de quatre précipités, il impose un sillon opiniâtre dans la tourmente, qu’elle tienne de la tempête sous les crânes, du vertige des listes ou du risque d’une résignation politique. « Se vêtir de cendres », « Retourner les morts », « Écrire à creux perdu », « Ramener à la vie » : quatre titres intermédiaires qui sonnent comme l’énoncé programmatique d’une littérature-monde. Là où Frédéric Fiolof (« Finir les restes ») et Pierre Demarty (« Manhattan Volcano ») proposaient leurs intenses contournements face à la sidération et au deuil, Claro invente une scansion poétique spécifique et fraternelle pour donner tout son sens à l’écriture, pourvu qu’elle sache toujours ⦁ échouer mieux  [beckett] et ⦁ crustacer  autant que possible [simon].

Hugues Charybde le 25/04/2022
Claro - Sous d’autres formes nous reviendrons - Fictions/Seuil

l’acheter chez Charybde ici