La limite n’a pas de connerie… euh vraiment sûr ?
On n’arrête plus Emmanuel Reuzé depuis le succès des histoires courtes de “Faut pas prendre les cons pour des gens”, et il revient (toujours bien entouré) pour une nouvelle compilation qui s’attaque cette fois à l’imaginaire populaire. Vous ferez bien un peu de place à un peu plus de connerie aujourd’hui !
Depuis l’ère des réseaux sociaux, on a l’impression de nager dedans, avant ça les piliers de bistro et les tontons en étaient les garants d’une bonne dose régulière, il suffit d’aborder des sujets politiques pour y arriver rapidement, bref la connerie n’est jamais loin. Et vous savez au fond de vous qu’on y est tout sujet, avec plus ou moins d’implication. « En réalité, il n’y a pas de connerie objective […] ce sont plutôt des interactions qui nous font faire les preuves de nos limites. » Rappelle le philosophe Maxime Rovere, auteur de Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même.
Dans La limite n’a pas de connerie ou Faut pas prendre les cons pour des gens, Emmanuel Reuzé et ses complices nous mettent en face des contradictions de notre époque, de ses dérives, des pièges de l’entre soi et des facilités. Ils illustrent parfaitement, et avec beaucoup d’humour, cette définition de la connerie de Jean-François Marmion, psychologue et coordinateur de Psychologie de la Connerie : « La connerie peut-être aussi un manque d’intelligence. Mais cela peut être un échec de l’intelligence, être très intelligent et se comporter comme un parfait abruti en défendant des idées farfelues et en étant persuadé de détenir la vérité, en écrasant tout le monde de son mépris. Quand il manque une forme d’empathie et de considération pour l’autre, on peut dire que l’intelligence court de grands risques d’aller à l’échec. »
Et c’est là dessus que les auteurs font mouche, dans des séries de strips qui nous tendent un miroir — à peine — déformant de notre époque, si propice à la connerie tant la bienveillance et le respect sont devenus des gros mots.
« Il ne faut pas prendre les gens pour des cons, il y a assez de cons qu’on prend pour des gens. » Guy Bedos
Au début des années 2000, Emmanuel Reuzé publie des histoires courtes, des gags ou des strips qu’il va compiler, redessiner et agrémenter de nouveautés avec la complicité de Nicolas Rouhaud (mais aussi Jorge Bernstein et Vincent Haudiquet pour le T3) chez Fluide Glacial à partir de 2019.
Dans ces albums, on y trouve une satire sociale réussie, un humour à la fois absurde, noir et politique qui éclaire bien notre époque. Chaque gag ou série de planches met en scène nos contemporains à des degrés divers de la connerie, et dénonce l’absurdité de notre société basée sur le rapport à l’argent. Les SDF ont des formations, les trottoirs sont privatisés, les hôpitaux airb’n’bisés, les étoiles privatisées… le monde est largement sous obsolescence programmée.
Les auteurs piochent leurs thèmes dans l’actualité, aussi bien des Gilets Jaunes que des réformes de l’Éducation Nationale, de la refonte de l’Hôpital aux applis qui proposent tout… que des situations traitées comme des reportages qu’on pourrait voir dans les médias, mais avec un curseur poussé au max dans l’absurde.
La connerie est PARTOUT !
Pour la limite n’a pas de connerie, Emmanuel Reuzé entouré de Nicolas Rouhaud, Jorge Bernstein et Vincent Haudiquet proposent un album de parodies et de pastiches de genres. On quitte le quotidien pour s’évader vers la littérature ou les films en passant par la musique ou la télévision. Les planches n’ont rien à envier à celles de la série précédente en termes de mordant ou d’humour et on retrouve cette joyeuse absurdité avec, cette fois, un goût pour la contrefaçon ludique.
Tout y passe, des séries à l’eau de rose à l’horreur, ou les incontournables westerns, polars et récits de guerre, mais aussi les pulps ou le documentaire, les auteurs distillent leur humour et leur sens de la formule dans un jeu de références subtil qui se dévoile encore mieux à la relecture. Comme pour préparer le lecteur à cet exercice, l’album s’ouvre sur un concours de préfaces de Houellebecq à Rabelais (composés par le duo Pascal Fioretto & Vincent Haudriquet) et l’album enchaîne les clins d’oeil de Batman à Lucky Luke.
En plus des dialogues savoureux, le dessinateur a trouvé un style qui marche bien, un trait assez réaliste rehaussé de trames qui donne un côté ancré dans l’époque tout en étant vintage. Un choix assez judicieux pour Emmanuel Reuzé, qui sait s’adapter à tous les styles, en témoigne l’excellent — et trop méconnu — L’art du 9eme Art qui laissait la parole à l’horrible Scott McCrawd et montrait, par l’exemple, les secrets du médium.
Pour les séries La Limite n’a pas de Connerie ou Faut pas prendre les cons pour des gens, il associe à son style une utilisation régulière de l’itération iconique (un terme complexe pour désigner la duplication d’une case où seul le texte change) qui joue à la fois un rôle graphique, mais permet à l’auteur d’intensifier les parties humoristiques en jouant sur le tempo. Le procédé, mélangé à un découpage classique crée des effets de rythme qui se rapproche du sketch et permet au lecteur de saisir les punchline, ou parfois de laisser des silences tout aussi bien écrits. C’est aussi une belle manière de souligner que ces héros sont bien figés dans leur connerie.
Le succès de Faut pas prendre les cons pour des gens permet de redécouvrir le travail d’Emmanuel Reuzé et après La Limite n’a pas de Connerie (et ces histoires issues de Psikopat et L’Écho des Savanes, plus des inédits) ce sera au tour des métiers cachés de la bande dessinée de revenir dans un nouveau format, en attendant la suite.
Thomas Mourier le 14/04/2022
La limite n’a pas de connerie… euh vraiment sûr ?
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