Poésie please avec Derek Munn
La poésie songeuse, malicieuse et humblement combative d’un maître des feux secrets de la prose romanesque et de l’exégèse artistique.
on revient à la ligne
rassemble en troupeau
de vulnérables mots
pour imaginer un courage
conjurer les menaces moqueuses
d’un désert blanc
d’une nuit de tempête
quand le loup rôde
Les textes en prose de Derek Munn rayonnent tous d’une rare puissance poétique : que ce soit dans la composition arcimboldienne de « Vanité aux fruits » (2017), dans la course échiquéenne et métaphorique, paisible et intense, du « Cavalier » (2018), ou dans les nouvelles explorant le risque de la glaciation des sentiments de « Un paysage ordinaire » (2014), sa phrase méticuleuse bouillonne littéralement d’un feu secret. Même lorsqu’il saisit une autre forme artistique, musique, photographie ou cinéma, pour en proposer une joueuse exégèse, dans le roman « Mon cri de Tarzan » (2012) ou dans les étonnants et inclassables « L’ellipse du bois » (2017) et « Foule solitaire » (2019), l’auteur britannique vivant en France (et écrivant en français) depuis 1982 nous propose comme mine de rien une approche où le mystère du langage, de sa beauté intrinsèque, domine toujours discrètement, y compris lorsqu’il s’agit en apparence d’en élucider le tracé secret sous la pellicule, le tirage papier ou la phrase musicale : les making of de Derek Munn sont des aventures poétiques à part entière.
la tristesse je l’ai mise dans un sac
au fond du congélateur
comme ça elle est oubliée
mais pas trop
quand je fouille pour un morceau
de viande des framboises
c’est toujours ce sac-là
qui vient à la main
son contenu rendu mystérieux par le froid
dans le manuel de congélation
rien n’indique combien de temps
on peut la conserver de cette façon
On ne sera donc certainement pas surpris de découvrir, à la lecture de ce bref recueil publié en février 2022 chez l’éditeur Aux cailloux des chemins, une poésie s’affirmant comme telle, rêveuse et malicieuse, célébrant avec discrétion les vertus de l’accueil et des horizons ouverts malgré les éventuels doutes et risques encourus (fidèle ainsi à cette manière qu’a l’auteur de glisser une conviction politique secrète là où on ne l’attend pas immédiatement), détournant à loisir les objets dont elle se saisit, distillant lorsqu’il le faut un assombrissement qui n’est jamais un signal d’abandon du navire, construisant des cabanes non purement défensives (on songera parfois dans les creux de ce vers libre au puissant récent essai d’Alice Carabédian, « Utopie radicale », significativement sous-titré « Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines », dont on vous parlera certainement prochainement sur ce même blog), donnant du sens à chaque voyage, du plus proche au plus lointain : cette poésie-là habille le ténu et lui reconnaît la grandeur des rêves qui ne sont ni résignés ni pleinement enfuis.
par extension un article de foi
comme le nez rouge d’un clown
une paire d’oreilles en plastique
sincérité dans une tasse de thé
l’avenir tiède puis froid
remué avec une ferveur dévorante
dans les mains de la boue en guise
de lucidité dans la bouche
une graine de silence
La poésie de Derek Munn manie à la perfection le souvenir pour mieux modeler son présent et son futur, en toute humilité – mais avec une rare ferveur combative. Les forêts y sont une donnée et un recours, mais pas une échappatoire, les animaux y sont des alliés objectifs, mais pas des substituts, le sens de la nature omniprésent n’y efface à aucun moment la solidarité instinctive avec une petite humanité si facile à broyer sous les chenilles des grandes visées économiques.
Lorsqu’un sac en plastique vide vient concrétiser à point nommé une tentation du désespoir et du repli, une étincelle sait surgir ailleurs, de la mémoire ou de la rencontre, et proposer une route taciturne mais néanmoins joyeuse, la tristesse soigneusement rangée dans le froid qui la conserve et la neutralise tout à la fois : ne pas oublier, mais ne pas devenir esclave de la mélancolie, bien au contraire. Respirer et avancer.
forêt amie silence présent depuis que
ma vie a été possédée d’une langue
assurance imperturbable de sable blanc des endroits
où se forment des flaques de quelque part
toujours
tes chemins ne mènent pas vers la solitude
mais vers l’imagination une maison-cœur
quand tous mes autres abris s’écroulent
Hugues Charybde le 14/04/2022
Derek Munn - Please - Collection : Nuits indormies Éditeur : AUX CAILLOUX DES CHEMINS
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