Les sorties de route de Michelin au Vietnam, pardon en Indochine…
La guerre d’Indochine et ses plantations des Terres Rouges en somptueuse et acérée perspective cavalière.
Le 25 juin 1928, à l’aube, trois austères silhouettes quittaient Saigon pour un petit voyage. Un filet de brume flottait sur les bâtiments. La voiture roulait à vive allure. La capote avait beau être relevée, il faisait frais, et le voyageur qui se tenait à l’avant s’enveloppa rapidement dans un plaid. Mais en réalité, Tholance, Delamarre et leur secrétaire n’étaient pas tout à fait des voyageurs ordinaires, ils formaient l’embryon d’une nouvelle administration coloniale, ils étaient les tout premiers inspecteurs du travail nommés en Indochine française. Des suspicions de mauvais traitements sur une plantation Michelin ayant fait grand bruit, suite à une émeute des travailleurs, on leur avait donné pour tâche de contrôler le respect des minces ordonnances faisant office de Code du travail, censées protéger le coolie vietnamien. Bientôt, la voiture laissa les faubourgs de la ville pour des alignements de paillotes. Le paysage était si beau, d’un vert presque agressif, la rivière débordait de son lit, et derrière une étroite bande de terre, on devinait une multitude de petites parcelles miroitantes d’eau.
Enfin, le chemin s’enfonça dans la forêt, et les voyageurs éprouvèrent, en même temps qu’une sorte d’enchantement, une indicible angoisse. Des deux côtés de la route, c’était un défilé immobile et implacablement répété. On s’enfonçait dans une forêt immense. Mais ce n’était pas une forêt comme les autres, ce n’était ni une forêt tropicale, broussailleuse ou sauvage, ni l’épaisse forêt des songes, la forêt obscure où les enfants se perdent ; c’était une forêt plus étrange encore, plus sauvage peut-être, plus obscure. À son entrée , le voyageur frissonne. Il semble que dans cette forêt, par un curieux sortilège, tous les arbres poussent exactement à la même distance les uns des autres. Un arbre, puis un autre arbre, toujours le même, et un autre, et encore un autre, comme si la forêt n’était composée que d’un seul et unique spécimen se multipliant à l’infini.
La nuit, aux heures froides, des hommes marchent régulièrement d’arbre en arbre. Ils tiennent un petit couteau. En cinq secondes, ils font quelques pauvres pas, se baissent, se relèvent, et laissent une entaille dans l’écorce de l’arbre. Cela leur prend au maximum quinze secondes, et ainsi, environ toutes les vingt secondes, l’homme atteint un autre arbre, et sur la rangée voisine un autre homme le suit, et sur des centaines et des centaines de mètres, des centaines d’hommes, pieds nus, vêtus de toile, avancent, une lanterne à la main, le couteau dans l’autre, et entaillent l’écorce. Commence alors un lent goutte-à-goutte. On dirait du lait. Mais ce n’est pas du lait, c’est du latex. Et chaque nuit, chaque homme saigne environ mille huit cents arbres, mille huit cents fois l’homme dépose son couteau sur l’écorce, mille huit cents fois il trace son encoche, découpant une fine lamelle sur à peu près deux millimètres d’épaisseur, mille huit cents fois il doit faire attention de ne pas toucher le cœur du bois. Et cependant que nos inspecteurs du travail traversent en voiture l’interminable plantation, cependant qu’ils admirent la rationalité à l’œuvre, comment Taylor et Michelin sont parvenus à conjurer « la flânerie naturelle » de l’ouvrier annamite par une organisation rationnelle du travail, cependant que les inspecteurs admirent à quel point cette forêt, l’organisation impitoyable de cette forêt, représente une lutte inouïe contre le temps perdu, le regard attiré par l’immensité glacée de l’œuvre, ils éprouvent une sorte d’effroi.
Ce n’est évidemment pas par inadvertance qu’Éric Vuillard fait débuter son « Une sortie honorable », publié en janvier 2022 dans la collection Un endroit où aller des éditions Actes Sud, dix-sept ans avant le commencement de ce qui sera plus tard appelé la première guerre d’Indochine, celle « des Français ».
Ancré dans une furieuse réalité économique coloniale, même si elle se voulait nettement plus humaine que celle du fantasme impérial léopoldien (dont l’auteur avait dès son cinquième texte publié, « Congo », en 2012, saisi l’histoire et la terrible descendance), et tout aussi rationnelle qu’un autre fantasme, celui du « Fordlandia » brésilien récemment exploré poétiquement par Florence Jou, le conflit de 1945-1954 est bien une guerre de libération face à une oppression, et est évidemment très loin de se limiter à l’image d’Épinal, toujours aussi complaisamment colportée dans certains milieux peu soucieux des réalités historiques, sociales et politiques, d’une courageuse lutte contre l’hydre communiste conduite par quelques parachutistes héroïques dans l’indifférence d’une nation rongée par ses « politiciens ».
« Une sortie honorable » : c’est la demande exprimée en mai 1953 par le président du Conseil René Mayer à sa bonne connaissance de la ville de Constantine, dans la colonie algérienne fragmentée en trois départements français et un territoire militaire (l’un y était député, l’autre commandant de l’état-major local), le général Henri Navarre, lorsqu’il le fait nommer, à la grande surprise de l’appareil militaire français, commandant en chef en Indochine après la disgrâce (relative) de Raoul Salan. Ce sont les tenants et aboutissants de ce mandat sibyllin qu’Éric Vuillard nous propose ici d’explorer en sa compagnie, avec sa verve acérée de plus en plus inimitable.
Nos manuels scolaires définissent la IVe République par son instabilité, rabâchant la thèse gaullienne, sans la mettre à l’épreuve des faits. Pourtant, en dépit de la valse des gouvernements, à y regarder plus attentivement, une furieuse continuité domine. Les gouvernements de la IVe République se font en vase clos, comme si on remuait sans cesse le même cornet rempli des mêmes petits papiers. Ainsi, Bidault sera ministre des Affaires étrangères des gouvernements Ramadier I, II, du goouvernement Schuman I, puis il sera président du Conseil des gouvernements Queuille II, III, de Pleven II, d’Edgar Faure I, de nouveau ministre des Affaires étrangères de Mayer I, et enfin de Laniel I, si bien qu’en dépit des discontinuités apparentes, durant une période de sept ans, il aura été au gouvernement presque cinq années. Et l’on pourrait faire le même constat pour tous, Teitgen, Faure, Pleven, Mayer, on pourrait suivre leurs nominations plus ou moins prestigieuses au sein de l’édifice gouvernemental, comme si leurs différends, leurs oppositions chaque jour ardemment mises en scène, n’étaient en réalité que les variations modestes d’une même conception, que la république n’était pour eux qu’une combinaison limitée d’opinions, les assignant ainsi aux premiers rôles, solidaires, immuables, l’éternité au cœur du temps.
L’une des grandes forces d’Éric Vuillard, qui s’affirme toujours davantage ouvrage après ouvrage, c’est cette capacité à tracer les lignes de force qui parcourent un moment historique, à enchaîner d’un pas alerte et d’une langue vigoureuse (rendue puissante par son maniement brillant de la distance ironique et de l’humour noir) les susbtrats matériels et structurels des anecdotes événementielles. On l’avait vu particulièrement à l’œuvre dans ce domaine, avec « La bataille d’Occident » (2012) ou avec « L’ordre du jour » (2017), naviguant aussi à merveille entre l’entre-soi des élites et le terrain des 99 %, avec « 14 juillet » (2016) ou « La guerre des pauvres » (2019). Ici, pour débusquer le sel insensé qui enveloppe une interview du général de Lattre à la télévision américaine, une palinodie du député Edmond Michelet, une offre désinvolte et folle droit issue de l’anticommunisme maladif de John Foster Dulles, un vertige calculatoire du général Navarre, une badine pas si anodine du colonel de Castries (qui sera fait général comme en consolation, alors que le camp retranché de Diên Biên Phu, qu’il commande, va tomber), et pour nous faire ressortir comment tout cela, qu’on le veuille ou non, fait système, l’art d’Éric Vuillard atteint des sommets.
« Selon moi – écrit Jomini -, la véritable et principale destination des camps retranchés sera toujours d’offrir au besoin un refuge passager pour l’armée, ou un moyen offensif… Enterrer son armée sous une place, l’exposer à être débordée et coupée… me paraîtrait un acte de folie. » Bon Dieu de merde ! se dit-il, qu’est-ce que j’ai foutu ! En effet, Diên Biên Phu n’est ni un refuge passager, ni un moyen offensif, c’est bel et bien d’enterrer son armée sur place qu’il s’agit. Il feuillette nerveusement les pages du livre : « il faut avouer que les camps retranchés – ajoute Jomini, enfonçant le clou -, n’étant guère destinés qu’à procurer un point d’appui… » Merde de merde ! Qu’es-ce qu’il raconte Jomini, il se fout de ma gueule, il délire ! Et un peu plus loin : « mais cela ne sera jamais qu’un refuge passager… » Nom de Dieu, comment ne l’avait-il pas vu ? Et le général Ely, et le bon vieux maréchal Juin, pourquoi ne lui avaient-ils pas crié : « Halte-là, relisez Jomini ! »
Il se sert un verre de scotch. Quelle tuile que dans toute l’armée française, personne n’ait relu Jomini l’année dernière ! Il repensa au général Fay, chef d’état-major des forces aériennes, ne lui avait-il pas dit clairement son désaccord ? Navarre balaie ce souvenir d’un revers de main. Plus personne ne lit Jomini, songe-t-il… sauf, peut-être… et c’est alors qu’il aperçoit au loin, sous une hampe de latanier, derrière un entrelacs de broussailles évoquant un terrible nœud, comme une énigme : deux yeux. Puis sa vision se précisant soudain : le visage du général viêtminh, Vo Nguyên Giáp. Ah ! oui, celui-là a sans doute lu Jomini, et Vauban aussi et toutes ses théories sur les sièges ; ah, on a peut-être mal fait de leur apprendre à lire à ces Vietnamiens, et dans notre langue !
Truculent lorsqu’il évoque à demi-mot le mépris des militaires vis-à-vis de leurs adversaires (qui engendrera indirectement cette génération de capitaines et de colonels qui tenteront d’appliquer en Algérie ce qu’ils estimeront plus ou moins adroitement être la leçon donnée par le Viêtminh), Éric Vuillard atteint le somptueux paroxysme de son écriture si particulière lorsqu’il évoque, comme un marqueur permanent du flot politique qui envahit tout sur son passage, le soubassement économique qui est discrètement là et bien là : le conseil d’administration de la banque Rivaud (chapitre 20, à quelques pages de la fin de l’ouvrage qui nous emmène en un clin d’œil trente ans plus loin avec « La chute de Saigon »), qui ne deviendra que plus tard la banque de référence du RPR, et qui à l’époque est avant tout le centre de gravité d’un groupe comportant des sociétés aux noms aussi enchanteurs que Financière des Terres Rouges, Caoutchoucs de Padang ou Mines de Kali-Sainte-Thérèse (groupe sur lequel, rappelons-le au passage, le raid victorieux conduit par Vincent Bolloré en 1997 sera – coïncidence ? – à l’origine du décollage de la fortune de l’industriel breton du papier ultra-fin), est un petit monument littéraire à lui tout seul, tandis que le titre malicieux du chapitre 6, « Comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes », aurait pu constituer le véritable nom souterrain de ces 200 pages de lecture et d’écriture opiniâtre de l’Histoire réelle.
Hugues Charybde le 9/02/2022
Eric Vuillard - Une sortie honorable - éditions Actes Sud
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