Ladies with guns, il était 5 fois dans l’Ouest… par Thomas Mourier
Nouvelle série western, où un gang de fortune fait passer la fusillade d’O.K. Corral pour une après-midi à Center Park, dans un déluge de feu et de répliques bien senties. En s’attaquant au genre et aux genres Anlor, Olivier Bocquet & Elvire de Cock réussissent cet élégant hold up.
Loin des clichés de l’héroïne badass, sexy et vengeresse ou de la « réhabilitation des femmes au temps des cowboys » qui hantent le genre en bande dessinée chaque année ; ce premier volume de Ladies with guns introduit son gang improvisé de cinq femmes qui ont peu de choses en commun, à priori, et qui vont faire front commun pour survivre dans ce monde compliqué.
Au beau milieu des plaines américaines, aux abords d’une ville anonyme comme on peut en croiser des milliers dans cette conquête des territoires de l’Ouest américain, se croisent cinq destins. Abigail jeune esclave en fuite, Kathleen débarquée d’Angleterre et fraîchement veuve, Chumani guerrière amérindienne qui a laissé la tribu, Daisy une ancienne institutrice qui sait s’imposer et Cassie, une prostituée qui choisit de prendre le large.
L’union fait l’amorce
Ce tome un est une introduction de l’univers et des différents personnages, et nous propose de comprendre comment elles vont se rencontrer puis s’entraider pour survivre, au milieu d’une traque organisée par un propriétaire d’esclaves qui compte bien se venger d’Abigail. Si un homme à la bourse pleine d’or, arrive à convaincre en quelques mots une foule au saloon d’aller attaquer une institutrice qui protège une enfant en fuite, on peut imaginer que ce qui va suivre ne sera pas de tout repos, et les amateurs de scènes d’action explosives vont être conquis.
La force de cette nouvelle série est de présenter un groupe hétéroclite comme personnage principal et d’en explorer les forces ou les failles pour faire bloc. Dans cet univers très macho et codifié comme tel, elles sont toutes victimes d’abus, de mauvais traitements ou de violences sans compter les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes, que personnes de couleurs, que jeunes ou vieilles… Sans hiérarchiser les violences, l’éventail riche des situations permet d’aborder plusieurs sujets sensibles sans prendre de pincettes, du racisme au viol, en passant par la misogynie ordinaire. L’humour y est pour beaucoup, les dialogues jouent sur un double discours plein de sous-entendus (avec une mention spéciale pour l’affreux Jim, le boutiquier plein d’esprit, toujours dans les mauvais coups).
Rejoignant le fond, la forme propose une aventure collective, où ce groupe de fortune doit s’entraider pour faire face à l’environnement hostile. À travers ces destins croisés, les auteur.trice.s introduisent la notion d’intersectionnalité pour parler de ces différentes formes de discriminations qui peuvent s’entrecroiser, rappelant que si le cadre de l’album est ancré dans le genre du western, les situations évoquées pourraient être contemporaines — les décors sauvages et magnifiques en moins.
Western griffé & rythmé
L’autre belle originalité dans le traitement est cette envie de montrer un monde plus dur, plus réaliste. Graphiquement déjà, la dessinatrice Anlor s’amuse à créer des décors qui transpirent la saleté ou la misère. Elle dessine cette ville de l’Ouest plus proche de ce qui devait être la réalité : un bidonville plutôt qu’un décor hollywoodien, où on sent le bricolage et la débrouille, où tout le monde à plus ou moins des attitudes d’escrocs. Et puis sa manière de dessiner les visages en montrant les dents, assez rare en bande dessinée, donne du caractère aux personnages. Idem dans les paysages magnifiques d’Amérique du Nord, portés par les couleurs très travaillées d’Elvire de Cock, qui passent des forêts luxuriantes aux pistes de caravanes avec leurs ornières, leurs déchets, leurs cadavres.
Le scénario d’Olivier Bocquet y fait la part belle, quand Abigail est coincée dans une cage, enfermée par ses tortionnaires pour s’être rebellée, on ne peut pas la faire sortir avec un peu d’huile de coude. Le scénariste cherche le réalisme, pour donner du corps à cette fiction, il faut de la patience et des outils et quelques pages pour avancer. On sent le temps qui passe et ça change des histoires où on saute d’action en action — ici on prend le temps, et l’attente est récompensée. Le dessin et les couleurs sont généreuses de ce côté-là aussi, les auteur.trice.s ont bossé main dans la main pour créer ces ambiances particulières qui rythment le récit, en témoigne cette très belle séquence en damier où les tons jaune et bleu alternent pour indiquer au lecteur deux séquences clefs en parallèle pour marquer l’urgence et annoncer la tragédie qui vient. Ce gaufrier et la construction des planches éclatent pendant les scènes d’action, dans un découpage très morcelé et maîtrisé où viennent se superposer des onomatopées très graphiques qui griffent les cases avec des tonalités dégradées.
Un début de série alléchant qui promet de tirer dans tous les coins, sans délaisser la double lecture politique ou sociologique des personnages qui sort l’album du lot. Très curieux de voir où ils ont envie de nous emmener.
Thomas Mourier le 9/02/2022
Anlor, Olivier Bocquet & Elvire de Cock - Ladies with guns - Dargaud
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