Abattre son jeu : le dernier Claro, en bon Baralbin, joue à métèque et mat
Pas besoin de faire la retape pour vous diriger vers Claro qui, de l’écriture, fait son lit comme il découche, avec une voracité et un allant sans beaucoup de retours, sauf ceux qu’il estime indispensables. Entre chroniques du Monde et celles réliftées du Clavier Cannibale, un nouveau terrain de jeu s’ouvre à vous empli de ses nouvelles mythologies - allô Roland ?
Ô toi qui, curiosité ou négligence, après t’être aventuré à tes heures de perdition dans une librairie, as commis l’acte irrémédiable d’acheter ce livre, sache que j’aimerais que tu le considères comme un garage. Oui, un de ces garages plus ou moins rectangulaires et très médiocrement éclairé comme en abritent parfois, presque à leur insu, les pavillons, un endroit où chaque outil devrait être à sa place, chaque boîte étiquetée, et l’établi bien dégagé derrière les oreilles des étaux – je dis « devrait », car l’usage répété de tout ce qu’on y remise au fil du temps et l’abandon relatif dans lequel on y main- tient toutes sortes de choses font que ce lieu, pour utile qu’il soit, devient vite une caverne où Ali et Baba semblent s’être passablement disputés.
Tu peux donc prendre possession de ce livre et disposer de ces chapitres sans crainte; avec un peu de chance, tu y trouveras des bricoles avec lesquelles, qui sait, tu auras envie de construire une spirale de doutes mélaminés ou un incinérateur de mauvaise foi. J’ignore ce que tu y cherches, et tu ne le sais probablement pas toi-même. Nous voilà bien. Je peux dire seulement ceci : j’exerce un métier en rapport avec le langage. Je lis, j’écris, je corrige, traduis, relis, réécris, barre, souligne, déchire, implore, râle, interroge les mots, et ce toute la journée, avec une obstination dont je devrais peut-être m’effrayer. Les pensées qui traversent ma tête de métèque – car tout écrivain est un métèque! – ne la traversent que sous forme de sons retors, de lettres enchaînées, de phrases cadencées. Ce ne sont donc pas des pensées philosophiques, juste des pensées surgies d’entre les mots. Je n’ai aucun avis sur quoi que ce soit. Mais j’aime à pinailler. J’aime pincer la joue des mots. Tordre le bras des phrases. N’y vois nulle méchanceté. C’est juste que c’est plus fort que moi. J’entends le langage partout, comme un son blanc qui ne se gêne pas pour virer au noir à la première incartade. Si l’amour est l’éternité à la portée des caniches, comme l’a écrit Céline, alors il est possible que le langage soit la mort à la portée des hommes. Je veux dire par là que si nous prenons ce qui est dit et écrit pour allant de soi puis y retournant, nous n’avons qu’à nous fabriquer une tombe de papier et en rester là. Voilà pourquoi tu ne tiens pas entre tes mains oisives un livre de critique, un ouvrage capable de retaper ton propre garage. J’écris à tort et à travers, te diras-tu parfois. Mais le tort et le travers ne sont-ils pas les deux éléments principaux du langage ? Allons, pas d’inquiétude : ne t’attendent ici que des réflexions – dirons-nous des reflets ? – sans grande ambition ; mais si elles sont modestes, c’est pour mieux que tu les reprennes à ton compte et en fasses l’usage qui te sied.
Je te laisse donc errer dans le dédale de ce garage : tu y trouveras des phobies françaises, un film de BHL à regarder les yeux fermés, un pharmacien flaubertien, des leçons de style incongrues, des intuitions sur la zoophilie, le classement des meilleures ventes de livres qui n’en sont pas vraiment, la vérité sur l’invention du Stabilo, comment prédire un succès littéraire, des pseudonymes transparents, le secret pour arrêter d’écrire, quelques faits divers, des gougères, un traité sur l’oligophrénie de Bernard Werber, et pas mal de considérations velues sur ce qui fait la réputation de notre littérature : les prix littéraires (que je ne conspue bien entendu que parce qu’on ne m’en a jamais décerné).
Ah, j’oubliais: tu découvriras également que la recherche proustienne n’est pas incompatible avec le perfectamente borracho de Malcolm Lowry. Mais de cela, tu t’en doutais sûrement.
Bar-sur-Aube, le samedi 13 novembre 2021 *
P.-S. Tous les textes rassemblés ici – à l’exception du dernier, publié dans Le Monde des Livres – ont été naguère postés sur mon blog, Le Clavier Cannibale (towardgrace@blogspot.com), où tu ne les trouveras plus, car je les ai supprimés, délaissant audacieusement l’obsolète préhistoire numérique pour me lancer dans la prometteuse aventure de l’imprimé sur papier. Ils sont reproduits ici avec de légers changements, car je n’aime pas recopier sans retoucher.
Séraphin Lampion le 28/11/2022
Claro - Abattre son Jeu - éditions de l’Arbre Vengeur