Un bonheur que de faire trempette dans le Ruisseau noir de Tom Drury

Entre roman noir mafieux avec témoin sous protection du FBI et immense dérive sentimentale américano-européenne, le troisième roman de Tom Drury joue une drôle de petite musique. Et d’une telle nouveauté dans son énonciation qu’elle n’a pas d’équivalent. D’où l’intérêt… 

Tout l’intérêt de l’auteur est de bâtir sur des terrains vierges ou, du moins, seulement évoqués par ses précédentes lectures, mais avec un ton particulier. Nicolas Richard, son traducteur, dit dans la postface, qu’on y perçoit une vraie bonhomie. J’y vois plus comme un caillou jeté à l’eau qui n’en finit plus de faire des cercles concentriques, à partir des quels se déploie, en rebondissante d’un moment à un autre, cette écriture si particulière; immédiatement attachante, intrigante et addictive qui en fait le sentiment général à la lecture.

Ted, du site Un dernier livre avant la fin du monde le résume ainsi : Au rayon de la littérature américaine contemporaine, et à l’instar d’un Paul Beatty dans un registre différent, Tom Drury  a bâti un univers singulier, influencé par nombres d’auteurs mais tout en évoluant dans les marges de là où nous pourrions l’attendre. Une singularité qui apportait toute sa douceur dans sa trilogie (La Fin du vandalisme/ Les fantômes voyageurs/ Pacifique) et son étrangeté dans “La contrée immobile”. Comme les deux faces d’une même pièce que l’auteur n’aurait qu’à légèrement incliner pour faire scintiller la lumière différemment suivant les besoins.

Le Ruisseau noir”, tout en conservant sa singularité continue aussi de marquer la différence avec sa trilogie et La Contrée immobile, comme un texte qui viendrait faire la jonction entre les œuvres de l’auteur. Publié initialement en 1998 aux États-Unis, il est le troisième roman de l’auteur, et fut publié après « La fin du vandalisme ».

Le Ruisseau Noir”, c’est l’histoire de Paul Emmons, un comptable ayant bénéficié du programme de protection des témoins du FBI, pour avoir balancé ses clients, mafieux, pour blanchiment d’argent. Ce même Paul marié à une peintre douée en reproduction finiront par atterrir dans les Ardennes Belges comme gérants d’une auberge pour touristes égarés.

Ce qui pourrait convenir, compte tenu du contexte et parcours, mais Paul se sent perdu et bientôt, lors d’un voyage avec Mary, sa femme, décide de rester  seul aux États-Unis. Un choix qui va donner naissance à une forme d’itinéraire bis dans sa vie et le pousser à aller dans une petite bourgade, Ashland, pour renouer avec des connaissances du passé et en faire de nouvelles, nombreuses, toutes plus originales les unes que les autres, voir fantomatique pour certaine.

Le parallèle avec Paul Beatty fait signe qui cherche dans son écriture à multiplier les marques de la culture afro-américaine aux USA avec un humour sans pareil et une verve inventive qui a fait de Slumberland un roman culte, en résonance avec le moment historique de la chute du Mur de Berlin (par le free jazz). Ici, Drury situant son roman avant le XXIe siècle, montre par anticipation notre 2022 court-circuité de toutes parts par l’après Covid, les continuels fake des chaînes d’info et des pouvoirs en place devenus situationnistes par la grâce de Jéjé Darmanin, quand le vrai devient un moment du faux… ou comme lors de la récente fusillade dans un club LGBT à Colorado Springs, l’ex-militaire Richard Fierro arrête le tireur pour mieux se faire agonir ensuite par l’extrême-droite de là-bas (aussi arriérée que la nôtre), sous prétexte qu’il n‘avait pas à aller dans ce lieu de perdition regarder en famille un spectacle trans, quand il y était pour voir se produire une amie de sa fille… C’est le statut du héros Paul qui, témoin sous protection, vit plusieurs vies simultanément, en tentant de garder une certaine idée de lui, du monde et de ses rencontres.

Pour cela, l’auteur convoque, comme à chaque fois, toute une galaxie de personnages de premier et second plan qui donne forme à son discours/univers et à son roman pluriel. De ricochet en ricochet, de pochtronnades en moment de vérité - romanesque pour le moins - un puzzle aux contours mouvants se dessine sous vos yeux et dans l’histoire. La force de Drury est de faire coïncider les morceaux de loin en loin, pour en refiler incidemment le plan ou la structure, sans en rien laisser paraître ; car c’est vous qui faites le taf !

Avons-nous affaire à un roman à trajectoires brisées et bifurquantes ? Là où une situation va faire ruissellement, ricochet, onde qui se propage et donner, comme notre perception de la réalité à l’heure actuelle, des approches qui, cumulées, font sens. Bien avant les réseaux sociaux, leurs bavures répugnantes et leurs influenceurs de merde qui vous vendent cher ce qu’ailleurs vous refuseriez de simplement regarder, c’est comme si vous vous retrouviez, en continu, à faire sens de tout poil, pour ne pas perdre pied. C’est la plus forte impression de réalité décelée cette année dans un roman. Et c’est grand. Vous savez ce qu’il vous reste à faire !

Jean-Pierre Simard le 28/11/2022
Tom Drury - Le Ruisseau noir - Cambourakis