Un jour, une image : Alain Keler versus Pascal Therme

La règle du jeu : la vision de la photo par le preneur du cliché et l’analyse ensuite. On ne dit pas la même chose, mais on en parle par des biais différents. Beau jeu et donc frétillant résultat. Enjoy !

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L’archéologue américain Hiram Bingham, qui révéla au monde en 1911 l’existence du site du Machu Picchu perdu dans la montagne et construit à une altitude de 2438 mètres, parle de la cité perdue des Incas. Isolé géographiquement, difficile d’accès, le Machu Picchu fut inscrit sur le patrimoine mondial de l’UNESCO en 1983, puis le 7 juillet 2007 il fut désigné comme l’une des sept nouvelles merveilles du monde* par la New Open World Foundation.
Si en 2004, quatre cent mille touristes visitèrent le Machu Picchu, ce qui fait craindre à l’UNESCO que l’afflux de ces visiteurs dégrade le site, il n’en n’était pas de même en 1973.

D’après mes souvenirs, Le voyage se faisait en train depuis la gare de Cuzco jusqu’à la gare d’Aguas Calientes. Il fallait ensuite monter à pied jusqu’au site situé plus en hauteur et éloigné de quelques kilomètres. Il y avait bien des minibus, mais je crois me souvenir qu’ils étaient rares, ou destinés aux clients de l’hôtel situé à l’entrée des ruines. Je pris le parti de faire le trajet à pied, ce qui à l’époque ne me posait pas de problème. Pour le logement j’avais du dormir dans un hôtel très bon marché à Aguas Calientes, ce qui m’avait donné la possibilité de rester plus tard que la plupart des touristes, qui devaient rejoindre le train pour retourner à Cuzco, et qui quittaient le site relativement tôt dans l’après-midi. C’est vraiment à ce moment là que l’on avait l’impression de prendre possession de cet endroit magique où je restais jusqu’à l’heure de la fermeture.

Je me souviens avoir escaladé un des petits pics situé à la gauche du pain de sucre qui domine les ruines. J’y suis resté assis pendant longtemps, rêvant à toutes sortes de choses, savourant ces instants précieux. Je ne suis pas certain que de telles occasions se reproduisent tant que cela dans la vie. Réaliser la chance que l’on a d’être ici, à cet endroit magique, rend le moment encore plus fort. Il y a deux mois je travaillais encore comme serveur, puis je me retrouvais dans la prison de l’immigration américaine, et en cet instant précis je réalise que je suis au sommet de mon monde, seul en train de regarder un spectacle bouleversant de beauté, d’histoire, que je suis là pour faire des photos, que je suis photographe!

Vers la fin de l’après-midi, lorsque le soleil commence sa course vers la nuit, la fraîcheur remplace lentement la chaleur du jour, ajoutant un peu de douceur dans ce lieu maintenant complètement silencieux. Je ferme les yeux de bonheur.

Je commence à réaliser que la photographie n’est pas seulement l’acte de faire des photos, que c’est une philosophie à part entière, qu’elle guidera la vie du photographe pour le meilleur ou pour le pire, qu’elle façonnera sa pensée et ses actes, ses envies et ses fantasmes, ses désirs, ses folies. Elle canalisera ses névroses, deviendra psychanalyse, et nous aidera peut-être à mieux comprendre le monde.

Lorsque j’étais très jeune, mes parents avaient à Clermont-Ferrand un ami médecin, alors ils ont souhaité que je devienne médecin. Devant le peu de réaction de ma part, ils se sont dirigés vers une autre branche de la médecine, dentiste, car ils avaient un voisin dentiste. Ils n’ont pas eu plus de chance de ce côté là. Je pensais ensuite qu’ils me laisseraient tranquille, jusqu’au jour ou devant le peu d’empressement dans mes études mon père souhaita que je reprenne l’atelier de maroquinerie qu’il avait avec ma mère, et dans lequel ils travaillaient comme des bêtes.

C’est sans doute à cela que je pensais, perché tout en haut de mon pic rocheux au Machu Picchu.

Alain Keler - Journal d'un photographe / Pérou / perché tout en haut- Jeudi 4 octobre 1973.

Regardons bien la position des mains qui tricotent et l'angle des yeux des enfants et de la mère, il y a toujours cette triangulation des regards et des mains avec les lignes des aiguilles à tricoter qui organisent un sens de lecture de l'image...

Les enfants dorment, le plus jeune, visage levé en bas du cadre, yeux clos, visage rond dorment, le beau dormeur du val, l'image remonte par l'épaule droite de la jeune fille, courbe douce sous la lumière diffuse, visage à 45 degrés, douceurs des matinaux, tête reposant sur l'épaule de cette couturière dont le regard plonge vers ses mains, accomplissant la courbe ascentionnelle puis descendante pour revenir à la plénitude du visage du jeune enfant, pris dans la grâce du sommeil.... ellipse... icône

La douceur de l'image, un temps suspendu et plein, tout cela irradie la paix, du moins la tranquillité d'un temps suspendu...

Mais quel lien se crée t-il avec le texte du site du Machu-Pichu et de cette introspection à laquelle se livre Alain, alors qu'il parle d'un instant fondateur au sommet d'un site magique, au sommet de sa joie intérieure et de la position atteinte en conscience par ce constat, je suis photographe et libre. ... il ya là la curieuse alchimie d'une conscience qui exulte et d'une photographie de l'intimité au bonheur sage, rémanence de l'herméneutique (cette photographie est comme un rêve, une scène si paisible qu'elle s'installe durablement dans l'oeil, comme aussi une forme d'Icône -relation aux représentations de la vierge à l'enfant-) à la maïeutique, donc au rapport que le voyage implique pour le photographe et dont il parle par le texte, dans un retour à sa propre famille et à ses vocations passées.

Il est question ici, si on peut conjuguer le texte et l'image d'un croisement entre l'invisibilité du photographe, on ne sent pas sa présence à la prise de vue, au respect d'un moment si paisible où tous les acteurs de l'image sont absorbés par un faire et le retour d'un sens, la maïeutique des aiguilles, de la chaîne du sens, des sens, qui accomplit ce rêve intermittent du point duquel se parle l'histoire d'une vocation, celle du photographe, en haut d'un lieu sacré, en solitude et qui reçoit ses pensées et les énoncent devant l'auditoire que nous sommes aujourd'hui, dans un retour des fondements, de ce qui a fondé en ce moment, rapporte t-il la pleine satisfaction de l'acte photographique.... je pense que c'est ce qui touche.....ce partage des intimités qu'elles fassent photographie ou qu'elles fassent conscience, retour sur soi.

Pascal Therme, le 11/05
Un jour, une image : Alain Keler versus Pascal Therme