La Corse de Didier Ben Loulou, version côte des Sanguinaires
Il s’agit, pour ce nouvel opus du photographe Didier Ben Loulou, tout autant de méditation que d’aventure, quand l’expérience du Voir résulte de cette présence à soi qui situe les éléments d’un paysage, ici la Corse, côte des Sanguinaires, quatre îles se situant à la proximité d’Ajaccio, dans ce large berceau de notre Histoire, Mare Nostrum.
Une aventure qui embrasse tout un imaginaire, toute une culture affleurante, féconde, se révèle aussi dans l’oeil du photographe, entretient une sorte de complicité entre cette part identitaire et culturelle et ce qui l’a fondée, antérieurement et l’éphémère présence du monde et des choses, dans une notation sensible, rêvée. Les photographies paraissent simples, presque vides, libres, se succèdent de page en page, intuitives. Elles tiennent sur ce bord du regard qui glisse, qui évacue les drames actuels qui occultent toute pensée.Dans ce livre s’éternise la durée infime du temps, déclenchement de l’obturateur, un déclic mécanique comme une horloge secrète ouvrant un temps intérieur, fait de passages; lenteurs avouables, instillation des repères pour que tout s’établisse, tout s’ancre, tout danse sur soi même, dans une sorte de transe, dans ce sommeil complice qui éveille et qui tinte, bijou sonore fait d’ immémorial, vagues issues des profondeurs du temps, soleil croisé au midi du coeur, quand cette sensibilité de l’instant établit en creux les images issues évocatrices d’un avant, un refuge aux perturbations mortifères de la marchandise dans son processus de réification en temps de pandémie.
Il y a dans Sanguinaires, ce qui pourrait paraître le jeu d’une facilité, simplement être là, nonchalance, un long travail d’adoubement de soi même, lente émergence d’une dolente impatience à s’éterniser dans l’instant, éternités issues de cette beauté qui saigne sous la lame, quand le photographe en revient au sensible plaisir d’une orange, d’une pastèque, d’une balustrade, d’un cinq mats dans la rade, ou d’une voile blanche vue d’un pignon d’ocre rouge en pierre… tout cela s’inscrit sur le film couleur au format carré, irréversiblement et se prolonge…
Didier établit sur l’heure, dans Sanguinaires, cette prérogative amorcée hier, demain, aujourd’hui, d’une certitude, rapports entre les paysages et cette lumière des Suds, vivant secret qui fait photographie et qui donne à certaines images de ce recueil la densité ombreuse de ce qui fuit et se révèle constant, ce berceau civilisationnel, antique, parfaite Méditerranée…
Une sorte de palimpseste a lieu quand les ombres fuient et s’installent, sous le ciel lourd, à la venue de ces heures ou se délivre le monde connu, où s’éprouve la présence de l’instant, harmonies du soir écrirait le poète, parce qu’une fusion de tous les éléments de cette photographie donne accès à un seuil, une porte.
Sentir déjà pour voir ensuite, s’éprendre de ces images au parfum de sables, car elle ne sont que la trace passagère du temps; en soi, elles amorcent un autre voyage, plus lointain encore vers ce qui agit et parle de l’immémorial, où poudroient les soleils sur la mer. Il faut avoir été enchanté par toute la culture gréco-latine et avoir saisi ce sang des couchants sur la voile…le soleil plonge la bas à son Orient, enflamme le ciel éprouvé pour entrer de plein pied dans l’Aventureuse proposition silencieuse et sonore du photo-graphe, qui produit ici, un au-delà de cette Corse éternelle, pour la conduire à une sorte de révélation aventureuse et méditative, vers ce qui voyage de Jaffa à Ajaccio, dans son immédiateté.
Mare Crudele écrivait Pline, La mer aux sombres gouffres, maire vineuse, ici Mare Nostrum, images latentes au souffle scriptural, caps, iles, terres qui, au loin se rêvent, se réfléchissent du fond des gouffres comme au bord de la nuit, à la pointe du jour. La bas, tout la bas, l’étendue immense fuit dans l’imaginaire des anciens, la bas toute la Méditerranée de l’Iliade et l’Odyssée, tout ce chant, d’Homère à Camus, l’Infini du ciel rimbaldien, “l’éternité, c’est quoi, c’est la mer allée avec le soleil.” actualisent la question de la présence à soi, de ce qui est aimable d’aimer en ces îles aux côtés de l’île de Beauté.
Ces terres furent habités des dieux, ces forces qui œuvrent en chacun, qui sommeillent sous le sable, qui dorment sous le sommeil et qui dialoguent encore dans le fond de cet imaginaire où ne s’éteint jamais la nuit, pour enchanter le temps, la vie, l’éphémère. Entre la Mer et l’Air se joue toujours en secret le destin du monde connu… Méditerranée, d’autant que filtre insidieusement ce qui s’annonce comme une fin du monde, ici sur la terre des hommes qui ont inventé la Démocratie, la Philosophie, le Récit épique, le théâtre, le chant et la Musique, déjà pays des Muses avant de devenir celui des anges et des démons.
Toutes les photographies de Sanguinaires sont prises depuis la terre ferme, aucune ne regarde vraiment le large mais toutes en parlent, refuges des baies, aventures des caps, douceurs des plages, rugosité sanguinaires des crépis, chardons mauves, pins ployés, palmes (alors on te baignait de feuilles vertes ….) où la Beauté s’égraine dans les couchants, plus aventureusement, comme un appel du ciel….
Un Sacré se dépose à l’insu de tous, dans la couleur, traverse les bleus azuréens, outremers, les rouges, cette pourpre déjà en vogue chez les phéniciens, cet ocre jaune des sols, plages et pailles, orange, vert des palmes ( St John et « l’eau était encore du soleil vert »), blanc de l’écume, brun des pelages, couleurs organiques et vibrantes…. couleurs des fauves à l’organicité spirituelle du souffle qui fait peinture, romans, photographie, sensiblement…
Cette paix habite le regard de l’auteur et investit, dans son devoir, l’irradiation solaire de cet Eden, aux heures où cet éclairage rejoint le secret de cet Autre en soi, aimable par dessus tout, car au faîte du don.
Sanguinaires est donc un livre sage (sens étymologique, sapientia, co-naissance), un livre de la connaissance intime de soi et de l’acte natif par lequel le photographe, puis son lecteur, naissent à l’éphémère des choses et du monde dans une complicité ouverte à tout ce qui l’a fécondé, inséminé, dans la densité solitaire de l’évènement, quelque part entre Athènes et Jérusalem. Plus, Sanguinaires est un livre qui se donne et se reçoit dans la longue proposition d’un voyage, d’un passé qu’on perçoit dans ce regard de côté qui évoque, qui glisse, comme une voix qui murmure et passe les apparences…prodigue et prédictif, il est devenu nécessaire pour soi comme pour le monde de recueillir les fleurs odorantes du songe avant qu’elles ne se fanent…et de les contempler, de s’enivrer de leur parfum…et de cette sapientia antique.
* ” Sage, alitération de sapidus, qui a du gout, de la saveur au figuré, sage, vertueux. L’adjectif s’applique à une personne savante, prudente, circonspecte, judicieuse, puis habile en son art, puis qui se met à l’abri de ce qui tourmente les autres hommes… sage s’applique à ce qui écrit, exécuté avec correction…dictionnaire historique de la langue française
*La sagesse est un concept utilisé pour qualifier le comportement d’un individu, souvent conforme à une éthique, qui allie la conscience de soi et des autres, la tempérance, la prudence, la sincérité, le discernement et la justice s’appuyant sur un savoir raisonné
Pascal Therme, le 9/09/2020
Didier Ben Loulou – Sanguinaires – éditions de La Table Ronde
http://www.didierbenloulou.com/
https://www.editionslatableronde.fr/Catalogue/hors-collection/sanguinaires