6/35 l'Homme-Sang de Jean Songe où Fruit parle des mouches à merde

- Non mais, Franz, t’as vu ce que t’as balancé hier dans ta chronique ! T’as de la chance qu’on te laisse encore écrire ce genre de truc. Tu crois pas que tu devrais mettre la pédale douce ?


L'expression sur le visage de Nicolas Fruit prêtait à rire. La peau du double-menton s’était mise à trembloter comme de la gelée dans un bol tenu par un parkinsonien. Fruit portait bien son nom. Il était taillé en forme de poire. Sur sa petite tête, à partir du cou, la graisse dégringolait en s'évasant jusqu'à la ceinture, de la taille d'un pneu. Des jambes courtes et épaisses l'arrimaient au sol. A quarante-huit ans, son physique le faisait passer partout sans qu’on se retourne sur lui. Fruit se foutait pas mal de son allure, il privilégiait la connaissance. Une curiosité intellectuelle sans limites. Sa conversation était de la vitamine pour l’esprit, du Viagra pour le cortex fronto-dorso-latéral, le pariétal et le cingulaire. Fruit tenait parfois des propos obscurs, surtout quand il dissertait sur Wittgenstein et le Cercle du Positivisme Logique de Vienne, et si on ne pigeait pas tout, néanmoins les aires cérébrales réagissaient, s’activaient, cherchaient à comprendre, comme si on apprenait le pintupi/luritja, la langue des aborigènes du Nord et du Nord-Ouest de l’Australie. Le cerveau se musclait, selon les règles de la gymnastique de l’esprit, théorisées par Monseigneur Dupanloup dans De la haute éducation intellectuelle ( tome 1, 1857 ). Fruit était capable de parler pendant des heures de la mouche à merde Lucilia Caesar. Une auxiliaire indispensable dans l’entomologie médico-légale. Dans une pièce froide des sous-sols de l’hôpital, les cadavres livraient leurs secrets à Fruit, as du scalpel, médecin légiste de son état. Biaise l’aimait pour ça. Son amitié n’était pas totalement désintéressée. Alors, était-ce de l’amitié ?

L’alcool cimentait leur relation. Une passion commune. Biaise a levé son verre à la santé de la télévision puis il a plongé dans ses pensées.

Si on lui avait dit un jour que la télévision le ferait vivre, il aurait hurlé de rire. A présent, grâce à elle, il remplissait le frigo. L'emmerdant, c'était qu’il était dans l’obligation de lui consacrer une partie de ses heures creuses. Ses heures pleines, il continuait à les employer à bouffer, à picoler, à lire, à écouter du jazz, à regarder des films et des séries et à réfléchir à une issue de secours, pour domestiquer ou supprimer les démons intérieurs qui lui rendaient la vie de plus en plus insupportable. Sa mutation faisait de lui un prédateur dont il redoutait les excès.

La télévision ne faisait pas de l'art, elle n’en avait jamais fait. C'était un objet. Pas de quoi en faire un totem et de tourner autour en faisant la danse de la joie. La télévision était un meuble, où ceux qui la regardaient rangeaient leur cerveau.

La chronique quotidienne de Biaise s'intitulait " Le ver dans le fruit ". L'agriculture avait encore un peu de poids dans la vie de la région. A son niveau artisanal, il pratiquait la politique de la terre brûlée. Une prose au lance-flammes. Le Boss avait tenu ses engagements. La rédaction fichait une paix royale à Biaise. Ses débordements ne suscitaient pas de réaction officielle. Son credo : si de ton vivant, t'es l’invité vedette de l’émission dominicale la plus populaire, c'est que t'es déjà mort sans le savoir. Il avait le poil à gratter facile. Vite écrit, vite lu, vite oublié. La télévision n'était qu'un prétexte à ses divagations, ses élucubrations sur l'état d’effondrement avancée du monde. Biaise équarrissait le gratin des arts, des lettres et du spectacle, ou du moins ses débris. Il conchiait tout ce que le petit écran offrait d'obscène et de dégueulasse et il éclaboussait de son fiel tout le monde. Il expulsait par les deux bouts. Chacun avait le droit à sa brouette de mots empoisonnés. La matière ne manquait pas. La merde se déversait par tous les canaux. Il fallait être un porc pour se rouler dedans avec un tel plaisir. Ou complètement maso. De toute façon, où était le problème ? Chier sur de la merde, c'était plutôt cohérent. Il y avait cinq choses à ne pas foutre aux chiottes : les coton-tiges, les lingettes, les médicaments foutus, les serviettes hygiéniques et les tampons, et les rouleaux de papier-toilettes. Pas les starlettes du petit écran. La vérité, c'était que Biaise n’en avait absolument rien à foutre. Etre payé pour se défouler, c'était du luxe, et il comptait bien en profiter le temps que ça durerait.

Tout ce cirque n'était qu'une immense mascarade.

Souvent Biaise riait tout seul, presque malgré lui.

Des seins et des culs avec un peu de gonzesse autour se trémoussant au bord d’une piscine lui ont tiré l’œil et ramené dans le coin de banquettes où les deux compères formaient un duo discret. Sur les écrans plasma, la musique en sourdine accompagnait les mouvements lascifs des naïades toujours mouillées. On baignait dans une lumière d'aquarium. Les jeunes clients, qui les connaissaient de vue, leur ont jeté un regard torve en sortant, à penser fugitivement jamais on ne finira comme ces deux loques, ces sacs à alcool, au bout du rouleau, minables, à écluser leurs bières pour tuer le peu de temps qu'il leur reste à vivre. Ce qu'ils ignoraient, c'est que le duo était la version douce de ce qui les attendait, eux seraient bien pires. Ils feraient des cadavres en sursis bien plus moches. Les filles de 16 ans, trop maquillées, seraient en cloque à 17, et les mecs à peine plus âgés, tatoués de symboles dépourvus de sens, feraient du ping-pong entre le chômage, les petits boulots de misère et la case prison s'ils déconnaient trop. Ils étaient encore en âge de rire. Très bientôt, la plaisanterie prendrait fin.

- Tu les as vus ? Tu les as entendus discuter ? demanda Fruit, plus pour lui-même que pour Biaise.

- L'avenir.

- Le néant.

- Qu'est-ce qu'on a d'autre à leur proposer ?

- Ils me foutent le cafard.

La salle s’était vidée peu à peu. Une poignée de minutes à s’écouler avant la fermeture programmée à une heure du matin. On digérait. Une pizza trois-fromages pour Fruit, et deux steaks-tartare pour Biaise. Ses excès n’étonnaient plus Fruit. Ils ont bu lentement leur dernier demi, en silence, ce qui a favorisé le souvenir de la sorte de miracle qui s’était accompli quelques mois après l’arrivée de Biaise à Montcathare. La façon de décrocher son job, sans même chercher ( et puis quoi encore? ) et sans rien demander à personne. La roue karmique avait tourné. Et le job avait tout pour lui plaire.

C’était tombé à pic. Son compte en banque était à sec, comme le réservoir de sa Ford Fiesta de 1983. Sans ressources, ne bénéficiant d’aucune des maigres allocations toujours en vigueur, Biaise avait le couteau sous la gorge. Un bois-sans-soif aux abois. Son bas de laine avait filé dans le déménagement, l’achat de l’indispensable pour l’appartement et les frais divers. Il était sur la paille, même s’il n’avait pas encore sombré dans sa dépendance à la viande rouge.

Près de toucher le fond, un coup de fil lui avait sauvé la mise. La secrétaire personnelle du Boss du plus gros titre de la presse quotidienne régionale apprenait à Biaise qu’il était attendu dans les plus brefs délais dans leurs bureaux. C'était un homme à qui on ne refusait rien, parait-il. Il envoyait à Biaise son chauffeur. Délicate attention. Il était déjà en route. L'avenir appartenait à ceux qui allaient vite. Biaise s’est demandé ce qui lui valait cette précipitation et ces égards.

De celui qu'on appelait le Boss, Biaise ne connaissait que la partie visible de l'iceberg. Son petit empire de presse, sa carrière politique taillée dans le marbre, ex-maire, ex-secrétaire d'état et ministre délégué dans les années 80 et début 90, aujourd'hui sénateur, député et président du conseil général du département. Marié, sa collection de maîtresses, toutes plus jeunes que ses trois filles, faisait le bonheur des conversations de couloirs des instances officielles. Il avait le bras long, des réseaux puissants. L'homme était un fauve à sang-froid. Un gagnant. Ces infos, Biaise les tenait de Fruit et de sa fréquentation des bars, la politique le laissait aussi froid qu’un morceau de banquise.

Au moment de leur première entrevue, le Boss pesait une cinquantaine de millions d'eurofrancs. Le front dégarni, des valises sous les yeux, une carrure d'ancien troisième ligne enveloppée dans une chemise blanche à fines rayures bleues, qui laissait deviner les kilos de trop. C’était un homme à qui on ne volait pas son temps.

Il était flanqué de sa secrétaire, Philippine Signal, une beauté à couper le souffle d’un coureur de marathon des hauts plateaux africains.

Tassé dans un fauteuil de pacha, le Boss regardait Biaise par en-dessous en levant à peine les yeux. L'homme avait le tutoiement facile et immédiat.

- Ah oui, on ne m'a pas menti. T'as une sacrée dégaine. Tu ressembles à un croisement de Colombo et d'Orson Welles dans La soif du mal.

- Mettons cartes sur table. Je ne possède pas de vaste et belle demeure de type toscan, je ne conduis pas de 4X4, je ne pilote pas de Harley, je n'ai pas de voilier, aucun signe extérieur de richesses, mais intérieurement, je suis une mine d'or. Matériellement, je suis un sous-homme. Je n'ai aucune ambition politique, même pas d'ambition tout court, pas plus que de carte d'électeur, je garde mes opinions pour moi. Je ne serre pas les mains de tous les mecs, je ne fais pas la bise à toutes les femmes, je ne fais pas risette à tous les mioches, je ne joue aucun rôle dans la comédie humaine, socialement je suis inexistant. Je n'ai rien à vendre ni à offrir, mais je me trompe sûrement. J'appartiens au camp des perdants. Alors qu'est-ce que tu me veux ?

Le tutoiement  n’a pas fait sourciller le Boss.

- Excellent ! Je savais que t'allais me plaire. Je vais aller droit au but. Le deal est le suivant : une chronique télé dans l’édition du week-end, ça te dirait ?

Le Boss ne le quittait pas des yeux, puis il a allumé un cigare.

- La bonne blague ! s’exclama Biaise. C’est dans tes habitudes de faire perdre leur temps précieux aux mecs de mon acabit ? Un hobby ?

- Je suis sérieux. Tu as le potentiel. J'en sais plus sur toi que tu ne t'imagines. J'ai pris mes renseignements. ( Il a pioché un mince dossier bleu dans le fatras de son bureau en désordre et l’a désigné de l’index. ) Tout est là-dedans, autant dire pas grand-chose. Mais ça m’a quand même permis de découvrir tes nouvelles publiées dans Punch, ainsi que ton roman. Ça t’épate, hein ?

Publié en 1998, l’année de la parution des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, « L’odeur de la sécurité de l’emploi », le seul et unique roman de Biaise, et signé d’un nom différent, était passé totalement inaperçu. Même pas un succès d’estime. Un four.

- C’était dans une autre vie, dit Biaise, troublé.

- Oui, et sous une autre identité, je sais. J’ai lu tout ce que tu as écrit. C'est plutôt pas mal torché, tu avais ton petit style, et si t’as gardé ta patte, cette écriture pourrait se tourner vers d'autres sujets, une chronique télé, ça ferait des étincelles.

Comment le Boss avait pu faire le lien entre l’auteur de L’odeur de la sécurité de l’emploi, roman épuisé depuis des années et Biaise, mystère. Biaise ne parlait jamais de son passé à quiconque. Ce passé plein de zones d’ombres et d’oubli. Aucun doute, le réseau du Boss était d’une efficacité redoutable.

- Pardon, hein, mais j'ai vraiment du mal à croire à cette fable. Ça sent l'entourloupe, je trouve. Y'a pas longtemps, j'ai vu une série. Deux gangs de mafieux russes se disputaient le contrôle d'une banque. Pour convaincre le directeur de la banque, l'un des chefs a opéré de la façon suivante. Il a ramassé un SDF, lui a donné toutes les apparences d'un maffieux plein aux as, limousine, gardes du corps, téléphone en or, nanas, je passe les détails, et il l'a fait se pavaner un peu partout dans la ville. Puis ce chef maffieux et le directeur de la banque se sont rencontrés dans un endroit discret. Là, le directeur a vu le soit-disant maffieux plein aux as enterré dans la terre jusqu'au cou se faire trancher la tête d'un coup de faux. Cet argument l'a convaincu.

Le Boss a éclaté de rire.

- L'histoire est excellente. Mais tu déraisonnes. Qui a le plus à perdre dans cette affaire ? C'est moi. Que mon offre te paraisse extravagante, je veux bien en convenir, seulement je suis seul maître à bord ici, je fais ce que je veux. Si j'ai envie d'une danseuse, je me paie une danseuse. Disons que tu serais mon dernier caprice, avant le prochain.

- Ouais, c'est ça. Je te préviens, j'ai la grâce d'un parpaing quand je danse.

- Tentons l'expérience. Qu'est-ce que tu risques ?

- Ok, alors voilà mes conditions.

Biaise voulait carte blanche, envoyer ses billets par mail et n'avoir de compte à rendre à personne d'autre qu’au Boss en personne. Il n’avait aucune intention de foutre les pieds à l’antenne locale du journal. Son point de vue et la façon de l'exprimer feraient grincer les dents de la rédaction en chef, et il n’avait pas envie de les discuter. A prendre ou à laisser. Le Boss a tiré sur son cigare, exhalé les 4000 composés chimiques de la fumée vers le plafond et dit que ça roulait.

On a cherché un titre. Biaise suggéra Lobotomie. Philippine Signal s’est penchée vers le Boss et lui a rappelé que la moyenne d’âge du lectorat flirtait avec celle des téléspectateurs des chaînes hertziennes. Ne souhaitant pas choquer ses lecteurs, le Boss a décliné la proposition.

- Rends-toi compte, d'après un sondage récent, c'est soixante-trois ans. Des séniors, pour pas dire des vioques.

- Dans ces conditions, pas étonnant que les programmes sentent le moisi et la fin de vie. Si les retraités ont plus d'espace disponible dans le cerveau, c'est plus facile d'y faire entrer les conneries.

- Bingo, c'est ça. Trouve des formules choc et vas-y à fond. Ecris ce qui te passe par la tête. Et t'en fais pas pour l'orthographe et toutes ces conneries, on a des gens pour ça. Pour les formalités administratives et les détails, tu vois ça avec Philippine.

L’entretien était clos. Une poignée de mains a signé l’accord.

Biaise est reparti avec un contrat et un chèque dans la poche et le grand sourire lascif de Miss Philippine Signal imprimé dans la rétine. Il y a des jours comme ça, à compter sur les doigts d’un lépreux, où tout vous sourit.

Ça allait saigner !

En effet, la suite des événements montrerait que le sang allait couler à flots.

Jean Songe le 1/11/19

-> la suite lundi avec le chapitre 7