La pandémie comme annihilateur d'imaginaire
Quatre lieux, quatre époques, pour dire simultanément l’emprise de la maladie et de la pandémie sur nos imaginaires.
Rencontré grâce à l’étonnant et captivant festival littéraire normand Terres de Paroles (dont il a été lauréat du public en 2017, avant d’en devenir l’un des invités d’honneur en 2018, autour de ce texte-ci), encore trop peu connu en France, Guillem Clua est l’un des véritables magiciens du théâtre contemporain. Rayonnant depuis sa Catalogne natale, il manie tous les genres dramatiques, composant selon son envie et sa visée, creusant allègrement des passages entre la tragédie (« La golondrina », 2018), la comédie (« Smiley », 2012), la farce science-fictive (« La Terra Promesa », 2013), l’immersion dans la musique (« Killer », 2010) ou encore dans la danse (« En el desierto », 2014).
Les quatre espaces doivent être présents sur la scène à tout moment, et le passage de l’un à l’autre lors des changements de scène doit être immédiat, sans pauses ni interruptions d’aucune sorte.
Dès cette didascalie liminaire, un certain ton est donné. Quatre lieux et quatre temporalités (tous quatre situés dans un Marbourg donné : un laboratoire en Allemagne en 1967, une maison de famille en Pennsylvanie en 1981, une chapelle au KwaZulu-Natal en 1999, et une station météorologique en Australie en 2010), liés d’une manière plus forte et plus subtile que ce que leur évidente disjonction initiale pourrait laisser penser, vont se déchirer et s’unir, successivement ou simultanément, pour nous donner à voir, à ressentir et à penser ce que la maladie, la contamination, l’épidémie, font aux liens sociaux et intimes des humains, et les manières dont, plus encore, elles affectent et transmutent leurs imaginaires. Le virus Marburg, proche du virus Ebola et justement nommé ainsi en raison de la ville allemande où il tua en 1967 sept laborantins de chez Behring, accidentellement infectés, la maladie d’Alzheimer et le VIH sont ainsi, dans l’entrelacement mortel conçu par Guillem Clua, les vecteurs d’une modification complète de la perception d’un environnement donné, voire d’un monde, qu’il soit cellule familiale ou globe planétaire. Dramatique, inquiétant et somptueux.
TOM. – Helga, je t’en prie.
Au moment où elle se décide enfin à répondre, le téléphone sonne, d’une sonnerie hystérique. Ils sursautent tous les deux. TOM ne décroche pas. Le téléphone continue de sonner. Du regard, HELGA le somme de répondre, ce que TOM finit par faire.
TOM, au téléphone. – Allô. (…) Bonjour, David. (…) Non, nous sommes venus directement ici, pourquoi ? (…) Oui, j’en ai entendu parler. Comment va-t-il ?
Et TOM devient livide pendant qu’il écoute le récit de Rosenthal. Petit à petit, ses forces semblent l’abandonner, et il doit s’asseoir sur une chaise. HELGA s’en aperçoit et s’inquiète.
TOM, au téléphone. – Oui… Oui, naturellement, nous allons suivre le protocole. (…) Oui, David, merci. D’accord. Nous y allons sur-le-champ.
TOM raccroche.
HELGA. – Qu’est-ce qui se passe ?
TOM. – C’était Rosenthal… Il appelait de l’hôpital… C’est Klaus… Il est mort.
HELGA. – C’est impossible. Il avait juste une grippe.
TOM. – Ce n’était pas une grippe. C’est une maladie inconnue, ça l’a tué en deux jours. Et nous avons sûrement été infectés, toi et moi.
Tous les problèmes qu’ils avaient jusque-là semblent soudain s’effondrer comme un château de cartes.
Cette fois-ci, la lumière ne s’éteint pas en Allemagne. Pendant les scènes suivantes, on verra TOM et HELGA parler, d’abord entre eux, puis au téléphone, sans les entendre.
Montée en Catalogne en 2010, cette pièce a été traduite du catalan en français en 2018 par Aymeric Rollet dans une co-édition Christophe Chomant / Terres de Paroles, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez.
Guillem Clua - Marburg - éditions Christophe Chomant
Charybde2 le 26/04/18
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