Colson Whitehead, le Pulitzer de l'Underground Railroad
Prendre la métaphore abolitionniste au pied de la lettre, tordre doucement ou violemment l’Histoire, et débusquer les composantes du sort afro-américain.
Les frères Randall. Depuis qu’il était tout petit, il suffisait pour apaiser James d’une friandise en provenance de la cuisine d’Alice, la pomme à la cannelle qui coupait court à toute crise ou colère. Son frère cadet, Terrance, était d’une autre espèce. La cuisinière gardait une bosse derrière l’oreille, souvenir d’un jour où Maître Terrance avait exprimé son mécontentement face à l’un de ses bouillons. À l’époque, il avait dix ans. Les signes étaient visibles depuis qu’il savait marcher, et à mesure qu’il cheminait vers l’âge d’homme et assumait ses responsabilités il avait perfectionné les aspects les plus répugnants de sa personnalité. James avait le caractère d’un mollusque marin, se repliant sur ses appétits personnels, mais Terrance imposait son moindre caprice, passager ou enraciné, à tous ceux qui étaient en son pouvoir. Comme c’était son droit.
Le pas de côté littéraire demeure encore et toujours un ingrédient essentiel d’appréhension d’une réalité historique complexe, et ce d’autant plus que son ombre portée sur notre présent est prégnante et puissante. Colson Whiteheadavait démontré une impressionnante maîtrise de cette arcane majeure dès son premier roman, à propos de croyance forcenée dans le progrès scientifique et technique (« L’intuitionniste », 1999), ou dans le roman précédent immédiatement celui-ci, à propos de croyance dans la stabilité et dans la possibilité du recommencement à l’identique (« Zone 1 », 2011). Que ces pas de côté spécifiques aient mobilisé l’invention d’une mystique de l’industrie des ascenseurs ou la survenance d’une apocalypse zombie étaient avant tout un témoignage des sens conjoints de l’imagination et du spectacle qui font, entre autres, le charme de l’auteur.
Motif intensément sous-jacent dans la plupart de ses cinq premiers romans, l’héritage esclavagiste et raciste de la société américaine tient cette fois la place centrale : « Underground Railroad », tirant directement son nom de l’organisation clandestine active du début du XIXe siècle jusqu’à la Guerre civile américaine (la première, pas celle imaginée par Omar El Akkad dans son impressionnant « American War » de 2017) pour convoyer secrètement les esclaves fugitifs hors de portée des chasseurs d’esclaves, donc au nord de la ligne Mason-Dixon, et plus encore au Canada ou au Mexique, met en scène en de rusées circonvolutions les tenants et les aboutissants de la fuite d’une jeune esclave noire appelée Cora, hors de sa plantation natale (à la dimension de charnier non négligeable, en effet, on s’en rendra compte dès les premières pages ou presque) de Géorgie.
De Mabel, pas une trace. Personne avant elle n’avait réussi à s’échapper du domaine Randall. Les fugitifs étaient toujours rattrapés et capturés, trahis par des amis, ou simplement incapables de déchiffrer les étoiles et s’enfonçant ainsi plus avant dans le labyrinthe de la servitude. À leur retour, ils étaient massivement suppliciés avant d’être autorisés à mourir, et ceux qu’ils laissaient derrière eux étaient contraints d’assister à leur longue et sinistre agonie.
Une semaine plus tard, le tristement célèbre chasseur d’esclaves Ridgeway se rendit sur la plantation. Il surgit à cheval avec ses acolytes, cinq hommes à la mine patibulaire, sous la conduite d’un effrayant éclaireur indien qui arborait un collier d’oreilles racornies. Ridgeway mesurait un mètre quatre-vingt-dix, il avait le visage carré et la nuque épaisse d’un marteau. Il conservait en toutes circonstances un tempérament serein mais parvenait à installer une atmosphère menaçante, tel un front d’orage qui paraît d’abord lointain mais éclate soudain avec une violence fracassante.
L’audience accordée à Ridgeway dura une demi-heure. Il prit des notes dans un petit carnet ; à en croire les domestiques, c’était un homme d’une intense concentration, au langage précieux et fleuri. Il ne revint que deux ans plus tard, peu avant la mort du vieux Randall, pour s’excuser en personne de son échec. L’Indien n’était plus là, remplacé par un jeune cavalier aux longs cheveux noirs qui arborait un semblable collier de trophées sur son gilet de daim. Ridgeway était dans les parages pour rendre visite à un planteur voisin et lui apporter comme preuve de leur capture les têtes de deux fugitifs dans un sac en cuir. Franchir la frontière de l’État était un crime passible de la peine de mort en Géorgie ; parfois, un maître préférait faire un exemple plutôt que récupérer son bien.
Le chasseur d’esclaves fit part de certaines rumeurs : un nouveau tronçon du chemin de fer clandestin était prétendument opérationnel dans le sud de l’Etat, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Le vieux Randall se gaussa. Les sympathisants seraient éradiqués, soumis au supplice du goudron et des plumes, assura Ridgeway à son hôte. Ou selon toute autre méthode conforme aux coutumes locales. Ridgeway réitéra ses excuses avant de prendre congé, et bientôt sa meute galopa vers la route du comté et une nouvelle mission. Il n’y avait jamais de terme à leur travail, à ce flux d’esclaves qu’il fallait débusquer de leurs terriers pour les remettre à la justice de l’homme blanc.
Publié en 2016, couronné derechef du National Book Award américain et du prix Pulitzer de fiction, traduit en français en 2017 par Serge Chauvin dans la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel, « Underground Railroad » illustre presque à la perfection le pouvoir de décalage de la métaphore ciblée prise au pied de la lettre (en donnant ici au chemin de fer de souterrain historique de véritables rails, de véritables locomotives et wagons, et de véritables chefs de gare) et celui des subtiles variations uchroniques (en accentuant certaines variations esclavagistes en doctrines complètes de certains États du Sud) pour cimenter une expérience de pensée. Colson Whitehead met en scène sa plantation géorgienne – ses conditions initiales – à la manière sauvage du Madison Smartt Bell du « Soulèvement des âmes » (1995) et le fertile terreau constitué par la peur rampante et permanente de la révolte des esclaves comme le William Styron des « Confessions de Nat Turner » (1967), et campe ses personnages principaux avec l’aplomb que permet l’esprit Série B du Quentin Tarantino de « Django Unchained » (2012), sans rechercher toutefois comme lui la maximisation du potentiel de farce tragique qui y est latent.
Mr Fletcher venait de Pennsylvanie. Il s’était installé en Géorgie car, comme il l’avait appris tardivement, sa femme refusait de vivre ailleurs. Elle était persuadée que l’air sain de la région avait des effets bénéfiques sur la circulation du sang. Elle n’avait pas tort sur la qualité de l’air, concédait-il, mais à tous autres égards cet endroit était une abomination. Mr Fletcher abhorrait l’esclavage et y voyait une offense à Dieu. Il n’avait jamais milité dans les cercles abolitionnistes du Nord, mais l’observation directe de ce système monstrueux lui avait inspiré des idées qu’il ne reconnaissait pas. Des idées qui pouvaient lui valoir de se faire chasser de la ville, ou pire encore.
Il raconta tout à Caesar, au risque que l’esclave le dénonce dans l’espoir d’une récompense. En retour, Caesar lui accorda sa confiance. Il avait déjà rencontré ce genre d’homme blanc, fervent, convaincu de son propre discours. La véracité dudit discours était une autre affaire, mais au moins il y croyait. Le Blanc du Sud était un avorton engendré par le diable, et il n’y avait aucun moyen de prévoir son prochain méfait.
Colson Whitehead ne cherche pas dans ce roman-ci le raffinement de l’écriture : on est loin de l’exploration minutieuse des registres stylistiques possibles conduite par exemple par le John Keene de « Contrenarrations » (2015), comme de ses propres expérimentations langagières dans « Le colosse de New York » (2003). L’impressionnante puissance de « Underground Railroad » repose bien avant tout sur l’exploitation sans faille des variations thématiques orchestrées autour des rails souterrains, qu’elles concernent les exacerbations klanesques et leurs fruits étranges que ne renieraient sans doute pas leValerio Evangelisti de « Nicolas Eymerich, inquisiteur » (1994) ou de « Anthracite » (2003), les volontés eugénistes mises en résonance ailleurs par le Steve Tomasula de « Ligatura » (2002), ou encore les zoos humains et l’invention du sauvage (pour reprendre dans cette dernière expression le titre de la pénétrante exposition conduite au quai Branly en 2011-2012) si finement insérés dans la trame du vingtième siècle naissant par le Claro de « CosmoZ » (2010). Rythmé par les avis de récompense et les prières d’insérer des propriétaires de capital humain en fuite, ouvrant des perspectives occasionnelles en direction du glissement de l’esclavage au prolétariat, réintégrant une partie de l’ironie suprême de Jonathan Swift (dont le Gulliver fera une apparition à point nommé), laissant sourdre (même si seuls les remerciements finaux nous l’apprennent officiellement) l’horror punk rock halluciné des Misfits, « Underground Railroad », démonstration fort probante de l’utilisation des glissements en littérature, apporte une contribution décisive à la mémoire mythologique maudite des États-Unis d’Amérique, et à ses résonances toujours terriblement actuelles.
Ridgeway les regardait descendre les passerelles d’un pas chancelant, catarrheux et abasourdis, submergés par la ville. L’éventail des possibles se déployait devant ces pèlerins tel un banquet, eux qui toute leur vie avaient eu tellement faim. Jamais ils n’avaient vu une chose pareille, mais ils laisseraient leur marque sur cette terre nouvelle, aussi sûrement que les glorieux colons de Jamestown ; ils la feraient leur en vertu d’une inexorable logique raciale. Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchaînés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le posséderait pas.
Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain.
Colson Whitehead - Underground Railroad - éditions Albin Michel
Charybde2 le 4/01/18
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