Gaëlle Obiégly, réinventer l’écriture en observant l’autre
"J’ai l’impression que je ne fais pas partie du monde. Il est derrière une paroi. Si j’osais la percer, mais avec quels outils, des tamanoirs, des éléphants, des guêpes géantes et d’autres créatures avec lesquelles je n’ai jamais été en contact s’élanceraient sur moi."
Je n’ai pas vécu de catastrophes. Il m’arrive d’entrer dans des individus agenouillés sur les trottoirs de la ville. Il m’arrive aussi d’entrer dans des personnes figées au bord des chemins qui nous lient. Alors, le monde vient en moi, il me dévaste, il m’éclaire en même temps. Le monde comme un fantôme passe par mes fissures. Sinon, je ne peux pas le sentir. Sinon, je suis inhumaine, j’ai la maîtrise.
J’observe les gens ordinaires jusqu’à l’apparition d’un être qui tend la main, qui prononce une phrase inouïe, qui demande un service ou rien, qui, fluidement, vient me chercher par la fissure.»
En retrait par rapport au monde, la narratrice de «Mon Prochain», huitième livre de Gaëlle Obiégly paru en 2013 chez Verticales, s’y laisse dériver, et porte sur la société et sur son prochain un regard qui par ces fissures est d’une acuité extrême. Occupant habituellement des petits boulots, elle reçoit une lettre du directeur d’un journal qui souhaite l’employer comme pigiste. Elle accepte mais ses tentatives pour écrire des articles sur un sujet précis aboutissent toutes à des échecs. Pourtant et de manière inattendue, les voyages (à Los Angeles, à Dublin, en Turquie) et les rencontres au fil desquels elle se laisse porter sans a priori lui permettent de développer un rapport sensible et sans entraves au monde, et de faire aboutir une nouvelle puissance d’être et d’écriture.
«Ma vie se constitue par l’observation de celle des autres. J’existe dans les creux qu’ils me laissent. De la même manière que je glisse mon corps dans les vêtements dont ils ne veulent pas, ou dont ils ne veulent plus, j’emprunte des voies insignifiantes, méprisables, condamnables que dorénavant je choisis. Mon Prochain est un champ d’expérience.»
Il n’y a rien de convenu dans la littérature de Gaëlle Obiégly : dans ce récit à la structure singulière, une collection de personnes et d’instants se succèdent, qui ont touché la narratrice, comme cet homme en pull rayé qui balaie la cour de son entreprise, ou encore Daniel rencontré au zoo de Dublin. L’écriture par fragments peut sembler déroutante et pourtant l’architecture finement agencée de ces fragments en apparence disjoints permet d’évoquer avec beaucoup de justesse et d’humour, à travers la dérive et la rencontre imprévue avec des inconnus, une certaine forme de rapport au monde, libre et sans préjugés, loin de la vie dans la cage (au travail), de la vie encombrée par les machines et les technologies, de la famille, loin des normes et des habitudes bourgeoises qui amoindrissent la puissance, ce que la narratrice appelle le génie.
«Je nomme génie ce qui convoque l’individu à lui-même.»
À Los Angeles, elle prend en auto-stop un adolescent fugueur dont elle a rencontré le père quelques jours plus tôt, et qui s’est enfui pour échapper à l’emprise d’un certain Pinceloup, jeune homme accusé de meurtre et personnage récurrent du livre. Accusé de meurtre, un fait divers terrible imité d’une fiction, Pinceloup apparaît comme l’extrême exemple de l’échec à s’intégrer dans un cadre social et familial, en société.
Gaëlle Obiégly invente et façonne une narratrice qui lui ressemble. Cette femme, dont la meilleure amie s’appelle aussi Gaëlle, observe et se confronte au monde plutôt qu’elle ne s’y conforme ; sa réinvention du rapport au monde évoque le travail d’une artiste plasticienne, qui engagerait tout son corps dans cette expérience. Déconcertant et fantasque, impressionnant de poésie et d’inventivité, «Mon prochain» souligne les ratages malheureux ou fructueux, et en premier lieu celui d’écrire sur un sujet et dans un cadre préétabli. Sous les hasards de la dérive, avec des variations évocatrices des textes d’Antoine Mouton, Gaëlle Obiégly réussit un texte en forme de prolifération songeuse distillant la dureté sociale et l’absurdité des normes, jaillissement multiple, rébellion poétique et souvent très drôle contre toute contrainte.
«A los angeles, dans le vent tiède, devant l’aéroport, j’ai allumé une cigarette. Les regards réprobateurs m’honoraient. Mon Prochain fouillait dans les poubelles, à lui personne ne prêtait attention. On me toisait à cause de la cigarette, la cigarette est scandaleuse. Mais pas la misère de Mon Prochain.»
«Le secret d’une longue vie réside dans la nonchalance, celle de la tortue par exemple. Celui qui vit à toute allure meurt tôt. Selon le biologiste, il faudrait ne pas trop courir, ne pas trop consommer. Plus on consomme, moins on vit. C’est une vérité scientifique. C’est une mise en garde révolutionnaire.»
Ce qu’en dit Emmanuelle Caminade de manière juste et sensible sur L’Or des livres est ici.
Charybde7
Gaëlle Obiégly Mon Prochain, éditions Verticales
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