"Miss Macintosh, My Darling", de Marguerite Young : le plus beau livre du monde, encore et encore. Par Claro
Allez, parlons une fois de plus du plus beau livre du monde: Miss Macintosh, My Darling, de Marguerite Young, ce fabuleux roman de plus de mille pages que l'auteur mit dix-huit ans à écrire et qui parut en 1965, éblouissant les rares lecteurs qui eurent la force d'âme de s'y noyer.
Décédée à l'âge de quatre-vingt sept ans, Marguerite Young, qui débuta assez jeune sa carrière comme poète, devint vite une légende, et pas que dans Greenwich Village. On disait d'elle qu'elle avait la coupe de cheveux de W. H. Auden ey écrivait comme James Joyce. Entre un petit déjeuner avec Richard Wright, une biture avec Dylan Thomas, un léger flirt avec Carson McCullers, elle trouva le temps de consacrer près de deux décennies à l'écriture d'un roman qui n'a jamais su trouver sa place authentique et méritée dans le panthéon des lettres américaines – et des lettres tout court.
Bien qu'admirée et soutenue par Anaïs Nin, Djuna Barnes, John Gardner, Anne Tyler, William Goyen, son unique roman, qualifié tour à tour de "gigantesque épopée", de "fable monumentale", Young n'eut jamais la satisfaction de voir son chef-d'œuvre reconnu à l'égal d'un Ulysse ou d'un Moby-Dick.
Young, qui prétendait fréquenter les fantômes d'Emily Dickinson, Virginia Woolf et Dickens et tutoyer Edgar Poe, reste l'auteure du livre le plus beau et le plus négligé de l'histoire littéraire. Se pencher sur les raisons de cette injustice pourrait faire l'objet d'une thèse en soi. Est-ce la longueur de l'ouvrage? Allez dire ça à Proust. Est-ce le fait que Young fût une femme, et qui plus est une féministe ? On brûle, sûrement. Le fait est que, à la lecture de ce livre, rien ne permet de comprendre pourquoi il ne figure pas parmi les dix plus beaux monstres littéraires du siècle.
Qu'y a-t-il donc dans Miss MacIntosh, My Darling qui puisse effrayer le lecteur (hormis ses dimensions)? Sans doute ce livre est-il trop ardent, trop hypnotique, trop dense, trop fascinant, trop sensuel, trop ambigu, trop épris de beauté – trop puissamment orphique. S'y plonger, c'est ne plus pouvoir (et craindre de ne plus vouloir) en émerger jamais, comme dans un livre-rêve qui produirait sa propre atmosphère et ne vous laisserait d'autre espoir que celui de s'y perdre, s'y noyer, s'y dissoudre. Pourtant, Miss MacIntosh, My Darling n'est pas un livre sur rien – loin de là. Il grouille, il serpente, il sculpte, taille et raconte, il affirme, nie et va au-delà, il semble absolument autonome et suprêmement surréel, brassant mille textures, mille lumières, mille nuances de textures et de lumières, traitant les plus infimes affects et les plus virulentes passions avec l'obstination d'un entomologiste / paléontologue / graveur /musicien / biologiste / aventurier à qui on aurait proposé de décrire le monde et qui aurait préféré en chanter la mystérieuse et invisible doublure. Et doubler cette doublure de la connaissance magique de la mort et de la renaissance, qui sont les thèmes sans cesse déclinés de ce vortex littéraire.
Miss MacIntosh, My Darling – dont aucun éditeur français n'a encore osé envisager la publication en traduction, hélas – demeure, pour ceux qui l'ont lu, la preuve incandescente que le monde littéraire n'avait aucune envie, même en 1965, de reconnaître que le plus beau livre du monde était l'œuvre d'une femme, poète, socialiste et critique féministe. Ce que Nin et Woolf connurent à leur échelle, Young dut le vivre à la sienne. Dix-huit ans de labeur, un manuscrit de 2500 pages et au final, malgré de fervents soutiens, une indifférence confinant à la censure. Qui connaît Marguerite Young, aujourd'hui ? Il faudrait que les hommes imaginent un monde où le nom de Joyce serait inconnu, où celui de Rabelais n'intéressait personne, un monde où Melville serait juste un excentrique et David Foster Wallace un phraseur.
Pourtant, chaque fois que j'ouvre Miss MacIntosh, My Darling et m'y plonge, je sais que j'ai entre les mains le secret le mieux gardé de la littérature. Son tombeau d'ombre et de lumière. Un diamant qui se nourrit de ses innombrables reflets et engendre des mythes grandioses et intimes, telle une fleur-monde qui orgasme son contagieux pollen à la gueule stupéfiée de l'individu devenu pure vibration. Un organisme aussi généreux qu'aveuglant, aussi prodigieux que concret. L'œuvre d'une vie, bien sûr, mais surtout la vie d'une œuvre enfin enluminée depuis le fin fond d'un abîme incroyablement familier. Celui de l'âme humaine? Mieux que ça: celui de Marguerite Young, véritable reine de la nuit.