Celui que je ne peux pas lire, Paul Celan. Par André Markowicz
Je ne savais pas qu’on avait retrouvé le corps de Paul Celan le 1er mai — alors qu’il s’était noyé le 20 avril. J’ai remarqué ça, on était le 1er mai, ça m’a rendu encore plus triste. Je suis resté avec ça toute la journée.
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Je ne lis pas l’allemand, je ne le comprends pas. Paul Celan est un auteur que je ne peux pas lire. Je ne peux pas le lire, et je sais qu’il est l’un des plus importants qui existent pour moi. Je n’ai jamais pu lire un seul de ses poèmes. — J’ai lu, je crois, tout ce qui s’est publié en français, et je n’ai jamais rien pu lire. Lire du début à la fin, comme un texte. Lire dans mon fauteuil. Parce qu’il y a quelque chose de trop fort, dans chaque texte, et, en même temps, quelque chose qui m’échappe totalement.
Je me cogne contre la langue allemande — je l’entends, j’entends les sons. Je vois les mots. Je ne comprends pas les paroles. A chaque fois que je peux, je demande qu’on m’explique un poème, un autre, je ne saisis que des bribes, et ces bribes sont si puissantes qu’elles renversent, qu’elles empêchent, littéralement, de penser, de sentir davantage. Le plus souvent, je n’arrive pas à remettre les bribes ensemble, — à construire quelque chose. Ce que je reçois, ce n’est pas une structure explicable, — communicable, donc, — ce sont des mots qui doivent faire image, sauf que, le plus souvent, ils ne font pas image : ils sont le chemin vers une image, l’image, en quelque sorte, juste avant qu’elle se forme. Mais elle est là, comme une instance —une promesse qui n’aurait pas besoin d’être tenue, parce que je sais qu’elle est vraie. Non, — pas qu’elle est vraie. À vrai dire, au contraire — elle est tellement invraisemblable, tellement absconse qu’elle devient son propre monde, elle n’a besoin d’aucune vérité.
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Et tous ces signes de fraternité, pour moi. Qui, mieux que Celan, a parlé de Mandelstam, — dès les années 60 ? qui, le seul, a pu le considérer, lui, comme un frère ? cette intensité de l’image, cette « poignée de main » d’une œuvre à l’autre ? Et là encore, au moment où il écrivait ce poème de la « Rose de personne », « Tout est autrement que je le crois, que tu le crois » (trad. Martine Broda), que pouvait-il avoir lu des derniers poèmes de Mandelstam, alors connus seulement en samizdat, ou bien de lèvres en lèvres ? — Je ne sais pas s’il avait lu, — je crois que, dans ce qu’il avait lu (les recueils publiés du vivant de Mandelstam, et tel ou tel poème venu à lui par dieu sait quelles voies), il avait déduit la présence d’un texte comme « Le poème du soldat inconnu ». Ce n’était pas même qu’il avait besoin de l’avoir lu — il en savait, pour ainsi dire, le territoire.
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Je ne le comprends pas, le plus souvent. — Encore une fois, j’ai lu, sans doute pas tout ce que je pouvais lire en français sur les images de Celan, mais plein de choses, sur les sous-entendus, sur la naissance, sur Dieu sait quoi, je comprends bien ce que me disent des interprètes aussi immenses que Jean Bollack, ou Jacques Derrida (quel livre magnifique, son « Schibboleth »), ou mon ami Alexis Nouss, — je comprends, et j’aime, mais, non, quand même, je ne comprends pas. — Parce que, par-delà les présences que les poèmes évoquent, par-delà même la Catastrophe dont ils sont tous évidemment issus, je n’ai pas accès à l’abîme au quotidien qui les propulse devant moi. Je sais la Catastrophe, je n’y ai pas accès. Et là encore, ce n’est pas que je n’y ai pas accès, au sens où ça me serait interdit. Je n’y ai pas accès parce qu’y avoir accès, ce serait devenir fou.
Non, je n’ai pas à y avoir accès. Ce que j’ai, là encore, c’est le signe qu’il existe quelque chose. Et ce quelque chose est tellement violent, tellement rapide, tellement dense que c’est comme une anti-matière. Du coup, chaque bribe me suffit, et me nourrit. Et là encore, me revient Mandelstam. « Chaque poème libre, c’est de l’air que l’on vole».
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Et, chacune de ces bribes, je suis forcé de la deviner. Parce qu’à quelques exceptions près, dans les traductions que je lis des poèmes de Paul Celan, je ne retrouve rien. — Dieu me garde de dire que c’est mal traduit. C’est juste que je ne comprends pas, là encore, comment on peut faire ça en français, parce que Celan pousse à une telle extrémité la possibilité qu’a l’allemand d’inventer des mots en les accolant ou en leur donnant des préfixes ou des suffixes, que, nous, en français, nous sommes totalement démunis. Nous sommes obligés de décomposer, et, justement, ici, décomposer, c’est perdre l’essentiel, la découverte intense du « déjà-là ». Et l’ordre des mots, sur lequel Celan, j’ai l’impression, ne cesse de jouer, en français, il me paraît beaucoup plus rigide. Et donc, j’ai beau lire, — si je ne lis qu’en français, généralement, je ne sens rien. Je dirais ça : en français, avec Celan, c’est comme s’il y avait moins de consonnes qu’en allemand.
Oui, là encore, je suis obligé de pressentir. Et c’est peut-être, justement, la grande vertu des traductions françaises de Celan, que de donner, le plus souvent, non pas un texte, mais un pressentiment de texte. Ce n’est pas que ça « ne passe pas », comme on dit, c’est justement que « ça passe » par tout ce qui est en-dehors du texte lui-même, — les mots choisis par les traducteurs autant que les commentaires. Et juste par la contemplation, pour moi passive, des mots en allemand sur la page, à gauche du texte que je lis.
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Et je vis avec lui, qui m’est imprononçable . Et je ne lis de lui que l’ombre que j’invente.
André Markowicz, le 1er mai 2017
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.