Archivo Muerto et la vérité élastique des légendes photos
On devrait toujours se méfier des photographies qui, sans légende exacte, ne disent jamais la vérité. Ces photographies d'Archivo Muerto nous confrontent à la réalité la plus violente qui fut, en relisant le contenu d'archives photo issues des fonds d'un tabloïd colombien de Bogota.
Depuis le milieu des années 90, la Colombie n'a eu de cesse d'effacer, de toutes les manières possibles, son image d'un des pays les plus violents du monde. Alors que les taux de criminalité, et particulièrement d'homicide, sont retombés depuis vingt ans, ce passé violent est encore ancré dans les esprits de tous les Colombiens.
Archivo Muerto d'Andres Orjuela est une série remarquable sur ce sujet majeur; car les clichés d'Orjuela juxtaposent la faculté de témoigner de ces photographies avec leur capacité inconnue à travestir la vérité, et même décevoir. Le projet d'Orjuela a démarré quand le plus connu des tabloïds de Bogota a mis la clé sous la porte, en laissant 50 ans d'archives photos spécifiques, puisque concernant des visuels des plus fameux : crimes, meurtriers, gangsters et politiciens (souvent les mêmes personnes.) Et heureusement pour nous, en 2011, celles-ci ont été repérées dans des centaines de cartons devant le siège de l'ancien journal, avant de finir entre les mains d'Orjuela. Et de lui donner l'idée du projet.
D'un point de vue documentaire, ces clichés sont bourrés de détails historiques, d'autant qu'ils étaient là, plus pour servir de preuve que pour leur simple attrait. Mais à bien les étudier, leur valeur de preuve peut être mise en doute car, les légendes au dos d'icelles ne racontent pas la même histoire que le cliché lui-même. Ainsi, sur une image, titrée "trafiquants de cocaïne", deux hommes se tiennent-ils devant deux gros sacs de marijuana… Et, sur l'étiquette, une inscription dactylographiée, raconte la prise d'herbe rapportée par la police. Sauf que cette inscription est biffée au feutre de couleur et retitrée "trafiquants de cocaïne". Comme quoi, la vérité devait changer de visage pour coller vraiment au témoignage à charge.
Orjuela s'est amusé lui-même à pousser le bouchon plus loin dans ce contexte gris d'altération historique et de modification. Certaines fois, il a colorisé les photos pour donner un air nostalgique aux clichés. Le romantisme de telles images enluminées se complique du fait des sujets mis en avant : prisons, meurtres, arrestations, bagarres, suicide, etc. Orjuela remet de la distance historique, mais au prix de l'innocence perdue.
Ainsi, ces documents apparemment factuels devant servir de témoignage bidons au pouvoir en place peuvent-ils se lire comme une histoire idéalisée. Ce corpus révèle bien la tension entre notre connaissance du passé et l'évidence de transgressions historiques. En bref, nous sommes confrontés, une fois encore, à la distance existant entre une lecture confortable des clichés présentés et leur véritable fonction documentaire.
Jean-Pierre Simard (avec Lens Culture) le 24/03/17
Andres Orjuela - Archivo Muerto
Exposition collective Foam Talent au Red Hook Labs à Brooklyn, New York, du 30/03/17 au 16/04/17