Mi Ricordo, par Christophe Grossi
252. Mi ricordo
de la faible participation de la population italienne, aussi étrangère à la Résistance qu’à la République sociale.
257. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais ne plus oublier ou j’imagine des souvenirsou tais-toi : écris plutôt !
292. Mi ricordo
quand Marco Zanuso et Richard Sapper ont créé la première chaise d’enfant en plastique moulé et la radio TS502.
293. Mi ricordo
des i des a des o, des points sur les i, égrainés le temps de la traversée, tombés devant la préfecture.
331. Mi ricordo
que les structures, celles qui avait rendu le fascisme possible, sont restées en place après la mort de Mussolini.
337. Mi ricordo
du lancement de la Fiat 500, le 4 juillet 1957.
392. Mi ricordo
de listes encore : couleur du ciel, naissances, objets volés, température, surnoms des gardiens, noms des morts.
393. Mi ricordo
de celui-là qui était parti pour Ellis Island avec une autre femme que la sienne alors qu’on le croyait mort sous les bombes.
396. Mi ricordo
qu’il la croisait partout, quand il la croisait partout, jamais la même langue, la sienne pourtant reconnaissable entre mille.
(…) Longtemps j’ai cherché à savoir à qui appartenait la mémoire, à qui faire confiance ? À celui qui prétendait se souvenir ? au conteur ? à celui que je devinais derrière le narrateur : le rapporteur, l’écrivain, ce faussaire ? À qui ? Aujourd’hui que je suis père à mon tour, je me demande si l’essentiel ne se passe pas plutôt dans notre « corderie », là où nous tirons, tendons, nouons, relions fils et ficelles, où l’intime embrasse l’espace et le temps, où se mélangent héritage filiation et transmission, dans ce lieu du vertige qui a sa langue, son tracé et sa construction propres, où nous luttons contre la fascination et la peur du vide et où nous laissons derrière nous des pointillés de vie. (…)
(…) Ainsi sont nés mes ricordi, c’est-à-dire des jaillissements qui ne peuvent être entièrements dits dans ma langue natale, le français, mais dans celle que j’aurais pu parler si elle m’avait été transmise : l’italien. Mais contrairement à Joe Brainard (I remember) ou Georges Perec (Je me souviens), Mi ricordo ici ne veut pas dire « Je me souviens » mais « Je est une mémoire » ou bien « Je se souvient » : Je se souvient d’autres histoires que la nôtre et de vies arrachées au vide. (…) »
Grossi, Christophe
Ricordi, L’Atelier contemporain. Avec des dessins de Daniel Schlier.