Eugene Richards pris dans la course du temps
La Course du temps, rétrospective d'Eugene Richards proposée à l'Arche du photo-journalisme à la Défense propose 160 clichés tirés de tous ses travaux effectués entre 1969 et 2016, répartis en treize sections. Quasiment toutes en noir et blanc, elles restent le projet d'un (jeune) homme de 73 ans qui a besoin de croire que chaque jour est un commencement, de croire qu’il reste quelque chose à dire sur ce pays qui n’ait pas encore été dit, dans ce moment où notre peur croissante de l’autre risque de nous voir nous entre-déchirer davantage. Témoin un jour, attentif toujours !
Après avoir refusé d’effectuer le service militaire obligatoire et en attendant d’éventuelles poursuites judiciaires, il s’inscrit dans un programme d’études supérieures sous la direction de Minor White, photographe d’art, mais se sent de moins en moins solidaire de son pays et de plus en plus en colère contre lui. Il choisit alors de rejoindre en tant que volontaire les forces civiles de VISTA, un programme créé depuis peu dans le cadre de la lutte contre la misère aux États-Unis. À cette époque, il s’intéresse davantage à l’action sociale qu’à la photographie. Affecté dans le delta de l’Arkansas, il travaille auprès des plus démunis. Puis avec d’autres bénévoles, ils ouvrent un centre de services sociaux de proximité et créent un journal local, Many Voices. C’est à ce moment-là qu’il commence à prendre des photos lorsqu’il dispose d’un peu de temps. Son intention est de mettre en lumière ces personnes qu’il rencontre, ces personnes qui doivent lutter pour s’en sortir. Les victimes de la misère, de la ségrégation sociale et raciale, de la violence, les handicapés mentaux qu’on enferme, les soldats durement éprouvés par la guerre, les médecins et personnels soignants harassés, les victimes de la drogue ; il prête à chacun d’entre eux une écoute et un regard attentifs pour nous les présenter à travers des images empreintes de bienveillance et d’empathie, témoignant d’un profond respect pour l’humanité. Les photos de Eugene Richards sont mélancoliques, presque toujours en noir et blanc, isolant parfois les personnages dans des paysages tourmentés.
Mais surtout, entre photo et cinéma documentaire, Richards est un agitateur de conscience, il se définit comme « un collecteur d'informations, avec l'espoir que si les informations sont assez pertinentes, elles aident les vrais activistes à faire évoluer les choses. » Le dernier livre de ce photographe majeur The Blue Room (Phaïdon, 2008), affichait une vraie surprise. Pour la première fois, ses photographies étaient en couleurs.
Richards est, avant tout, photographe du dévoilement. Reflets, miroirs, voilages, fenêtres, ouvertures sont des éléments rhétoriques courants de son travail. Comme les Jacob Riis, Gordon Parks ou Eugene Smith, il jette une lumière crue sur l'Amérique. Il en bouscule les fables avec application et sans naïveté. Des pauvres de l'ère Reagan (Below the Line, living poor in america, 1987) aux débris du New-York post 11/09 (Stepping Through the Ashes, 2002), des toxicomanes de Brooklyn (Cocaïne blue, cocaïne true, 1994) aux vétérans estropiés d'Irak (National Geographic, 2007 *), il a fait le récit sévère de l' "American way of life".
The Blue Room est un livre sur la disparition. Le climat funèbre y est prégnant. C'est sans nul doute son livre le plus sombre. A l'intérieur de ces baraques, peu à peu dévorées par la végétation, on découvre les résidus de vies enfuies avec précipitation. Les plus téméraires s'amuseront en vain, à les imaginer. Gisent là, des poupées démembrées, une chaussure orpheline, une robe de mariée crasseuse, et poussiéreuse, des photos de famille. Bref, des souvenirs disparates et dérisoires. Au milieu des charognes de chiens, ne restent plus que des chevaux sauvages aux connotations sinistres : « Le folklore et les traditions populaires germaniques et anglo-saxonnes ont conservé cette signification néfaste et macabre du cheval : rêver d'un cheval est signe de mort prochaine » (Gilbert Durand « les structures anthropologiques de l 'imaginaire »).
Le panoramique offert à la Défense est un excellent moyen de retrouver sa façon de voir, de vivre et de contempler des béances, celles du monde en train de disparaître et de préparer l'apocalypse d'un rêve. Le monde actuel de Trump. Bienvenue chez vous, un certain Macron taille la route pour le rejoindre au plus tôt…
Jean-Pierre Simard le 22/11/17
The Run-On of Time / La Course du temps d'Eugene Richards ->10/01/18
Arche du photo-journalisme, Toit de la Grande Arche de la Défense - Courbevoie