On avait tant voyagé déjà, par Emmanuel Delabranche
on avait tant voyagé déjà l’un près de l’autre parcouru tant de villes éventrées perdues ici on respirait on s’était tant ouverts aux autres comme d’eux cherchant au plus profond le grand secret on avait tant voyagé pour se découvrir soi tant noté tant dessiné tant enregistré que des villes on connaissait désormais la nature
en fait
les trains désormais entaillent la terre comme une lame affutée la peau des hommes ainsi n’en parcourons-nous plus que l’épiderme hérissé d’arbres de tours et de tombes mais le sol dessous qu’on effleure alors d’un point à un autre de la ville à sa copie lointaine se trace s’étire d’un trait de vapeur notre plus ultime trajet
la peur
les noms aux frontons des gares sur des portiques au milieu des quais ne plus les voir tant la vitesse efface ce qui ne s’étend d’un bout à l’autre du paysage fuyant laisser filer laisser faire point de visée ne plus s’arrêter que la rétine fixe comme des milliers de clichés impressions furtives à la profondeur immense
clés
tes yeux oscillent tes yeux battent tes yeux répètent comme en toi le paysage qui défile ta main tremble tu te refermes t’isoles sombres et renais de l’autre côté de l’ombre lumière faite sur un horizon d’usines de zones d’usures et de plaies la mer étendue un corps intact jeune encore tu t’immerges plongent tes yeux
pleures
le train finit sa course au bout d’un quai que relaie un bateau en partance pour un autre lointain une autre terre d’autres hommes presque les mêmes pourtant regards perdus incertains et là l’arrêt on stoppe figés devant la pleine étendue la ville à tes pieds la ville au loin que borde une montagne comme une main ouverte
retient
impossible de dire la pente dévalée par où on est passés le chemin parcouru tête levée mains devant et seule subsiste du mouvement l’image de l’être donnant naissance à chacun des lieux traversés suite continue que fabrique pas et temps regards et bruits regarde écoute la ville maintenant tu la portes la retiens la vis
Emmanuel DELABRANCHE
"Dès que l’autorité se prétend légitime, elle demande à être déconstruite", Gilles Deleuze, « L’Abécédaire ».
Emmanuel Delabranche est architecte. Il construit, enseigne, écrit et photographie. Vous pouvez le retrouver sur son site et sur Twitter @edelabranche.