A peine on oublie, par Emmanuel Delabranche
finalement on oublie le nom des lieux on oublie le jour et le mois on oublie l’heure même comme si partout pareil et juste de se souvenir du matin l’été l’odeur du poisson mêlée à la marée le café non loin où pour deux verres de blanc on vous offre une assiette de langoustines et de l’ambiance au comptoir accoudés des hommes à parler travail ou politique d’autres assis de répondre la conversation gagnant le café entier comme hier l’acier les guerres
finalement on oublie
mon grand-père avait fait celle qu’on appelle la grande et sa jambe l’avait perdue en arrière des tranchées loin du front heureux de revenir sans la honte d’avoir tuer pas eu le temps pas eu l’occasion de répondre aux ordres alors des semaines alité des semaines avant de rentrer qui sa jambe toujours la sentait qui le faisait souffrir comme un souvenir la mémoire de la douleur connue la mémoire de l’obus
je ne me souviens pas qu’il ait parlé des tranchées ou vraiment de la guerre seulement de ceux qui lui avaient pris sa jambe comme si trophée et lui de porter des médailles croix de guerre chevalier et honneur et d’assister une fois par ans à une cérémonie où ils étaient de moins en moins nombreux à se souvenir et c’était pas faute à l’oubli
au café du bord de mer les hommes ont perdu leur guerre celle du travail de la pêche du commerce c’était les silos les docks les remorqueurs c’était et n’est plus ni ici ni ailleurs
alors reste le comptoir le petit blanc les souvenirs les copains et tant de mots qui se perdent dans la douleur la haine et la peine et ni médaille ni pension ta retraite à peine et ta peine à vie
Emmanuel DELABRANCHE
"Dès que l’autorité se prétend légitime, elle demande à être déconstruite", Gilles Deleuze, « L’Abécédaire ».
Emmanuel Delabranche est architecte. Il construit, enseigne, écrit et photographie. Vous pouvez le retrouver sur son site et sur Twitter @edelabranche.