José Corti | l’esprit des lieux, par Arnaud Maïsetti
Je suis passé devant la librairie Corti. Quand on a appris la nouvelle, en lisant le très digne billet de François Bon, on était sans doute nombreux à songer aux bascules minuscules de ce monde dans lequel on avait appris repère et direction, et qui par étapes et signes infimes se retire peu à peu, définitivement. Il y a des signes moins infimes que d’autres.
José Corti, c’était donc cet espace dont la façade ocre semblait toujours tel qu’en elle-même en face du Luxembourg, à l’ombre du théâtre de l’Odéon. Ses vitrines respiraient le grand air du large des imaginaires : les livres de Bachelard, et ceux de Gherasim Luca, de Combet, de Maulpoix, de Maret, les poèmes de Jean Mambrino, la sublime édition desChants de Maldoror, et les essais sur les littératures d’hier, la notion de genre qui implose immédiatement quand on pose la main sur ces couvertures souples, papier déjà comme jauni. Et puis, la silhouette de Gracq qui poussa ici la porte, déposa ses feuillets, et y scella un pacte.
Depuis quelques années, Maison qui résiste, lutte, affronte autant que possible les mutations du nouveau siècle. Pas là pour juger des options prises, des virages négociées : seulement constater que le catalogue devenait de plus en plus mince, rien qu’à le consulter en ligne.
Il y a trois jours, je passai déjà, la nuit tombée, et j’ai aperçu l’ombre de Bertrand Fillaudeau, de profil sur son bureau – pas osé entrer. Malgré quelques échanges ces derniers mois, respectueux et attentifs à un texte récent adressé – refusé au motif que désormais, Corti ne publierait que des auteurs du catalogue exclusivement –, je n’aurais pu parler que de Gracq, de quoi d’autres ? J’étais loin de penser que déjà les cartons étaient prêts.
Qu’est-ce que cela veut dire, vider les lieux, quand on parle d’une librairie ? Bien sûr, une autre est annoncée à même place, qui déjà formule le souhait de conserver une part du catalogue. Bien sûr, Corti poursuit la route et continuera de publier (ses auteurs). Mais à cet endroit, c’était l’utopie réalisée des libraires/éditeurs du siècle précédent (celui des Parnassiens). Ici, on fabriquait les livres et créaient communauté, ouverte et dense, rare et précieuse. Ce n’est pas une librairie qui ferme : et si on pleure la fin d’un monde, ce n’est pas en raison de la fin, mais à cause du monde qu’il porte.
On n’aura pas la nostalgie facile, surtout à l’égard d’un réel dont l’urgence est à l’invention : la mélancolie pour ce qui s’achève, elle est à l’adresse du présent aussi, et surtout – et cette pensée, ici comme en toutes choses autour de nous ces jours : quel présent relèvera ce qui tombe ?
C’est parce qu’on est sans réponse qu’on est aussi muet devant la façade d’une librairie qui ferme. Alors on prend des images comme un voleur, ou comme le soir très tard on veille encore, en espérant faire durer le temps. Et d’autres questions viennent.
Par exemple : qu’est-ce que signifie faire table rase, pour ceux que le mot de table désigne l’espace du travail ? Science magnifique et secrète de la table de librairie : faire une table, organiser les énergies et les circulations, opérer vivant l’air qui passe entre les livres, en appeler aux désirs aberrants.
Par delà les grilles, on devine les cartons éventrés, la poussière aux angles cachés, le vide partout. D’un lieu vidé, reste seulement le sentiment d’abandon : quand bien même ce vide date d’hier seulement, mais sera définitif.
Je n’étais pas seul à prendre quelques images de cette vitrine désolée : on échangera quelques mots avec celui qui comme moi était venu saisir une dernière fois l’esprit des lieux, et qui, comme moi, ne trouva rien que l’image reflétée du Luxembourg sur les vitres vides.
Et puis la ville passe derrière, on la rejoint.
Reste quelques mots de Gracq, et leur appel :