Un éléphant en forme de colifichet, par Claro
Pareil aux pyramides d’Egypte, le roman croit encore qu’il lui suffit de dresser sa tente de pierre dans le désert de notre écoute pour qu’on contemple, depuis sa cime pourtant impropre à la position assise, les vastes paysages qui ne parlent plus. Nulle crainte là-dessus : Le roman est un véhicule qui continuera de rouler même quand il n’y aura plus de route, il lui suffira d’imiter le bruit du moteur et celui du vent dans les arbres abattus en gonflant les joues de ses chapitres.
Le roman est un roc de carton-pâte, et certains aiment à le pousser en haut de la montagne pour mieux le voir rouler dans la vallée sans faire de bruits – et tant pis s’il finit sa course dans le lac des banalités communes. Le roman est notre joyeux badaboum, notre amusant tralala, la pataugeoire de nos modernes ennuis. C’est un éléphant en forme de colifichet, ou le contraire, on ne sait trop, bref un monstre sorti de la brousse qui barrit dans l’interphone en suçant des dragées. S’il lui arrive de croiser la poésie, il oublie souvent de la saluer, la prenant à tort pour un oiseau ou un rostre, alors qu’elle a huit pattes et le regard aigu du tisserand. Il rime avec lui-même en une discordance à jamais décomplexée.
Mais la poésie, qui prend le langage pour argent mécontent et le dépense à nos frais, n’aura eu de cesse – nous le savons, l’oublions, le savons – de se faire et se défaire, parce que plus ancienne, parce que plus instable. Certes, elle aussi a baigné dans le charnier des épopées, elle aussi a conté autant que chanté, mais elle en est ressortie trempée du cauchemar du dire ainsi qu’un acier épris de rouille. Elle a toujours préféré être la lame plutôt que le manche, histoire de rester insaisissable, car trancher est sa grande affaire, tandis que le roman, lui, passe ses après-midi pluvieuses à faire des nœuds de tout et de rien dans le salon de la complaisance.
Les corsets que la poésie a pris coutume de serrer sur son abdomen d’abeille, les longs voiles dont elle a joui comme si c’étaient des rideaux qu’il suffisait d’écarter pour qu’on admire sa transparence de feu, les chaînes dont elle s’est parée afin de jouer les hercules de foire en tutu – tout cela a fini remisé dans les coulisses d’un théâtre, le théâtre de la tradition. Or les traditions, comme les fleurs dont on étouffe les morts, sont périssables. Le vers, longtemps en petit et grand apparat, a su se libérer à temps des contraintes métronomiques pour mieux ramper dans les tranchées de 14, monter à bord du Transsibérien et singer la fête nucléaire.
La poésie est une flèche qui prend pour cible la vibration même de l’arc. Le roman, lui, a d’abord été charrette, puis locomotive, c’est aujourd’hui une promotion et un sac à dos, on le porte en guise de coquille sans se formaliser du boulevard baveux qu’il laisse derrière lui. Il fanfaronne, sifflote, tambouille sa popote, fait claquer sa culasse et tire au flanc. Il se rend au supermarché des émotions comme dans un bordel, étend ses calques vitreux sur les vieux livres d’histoire, s’assoit devant l’âtre et compare les bûches à des crocodiles, et les flammes à des lianes – regardez-le tisonner son propre reflets dans la cendre, c’en est presque émouvant. Le roman est une aubaine, une barrique à malices, c’est un géant d’un mètre soixante et onze qui vous donne l’accolade en vous faisant les poches, qui se déguise en gondolier pour vous faire croire que Venise est partout, et chie des miroirs pour renforcer l’impression de profondeur qu’il dégage. Fardé comme une brute, il a de quoi tenir bon jusqu’au soir, et vous donne du fil à retordre comme si vous étiez la reine des brodeuses abruties.
Mais la poésie, elle, dont nous serions bien incapable de donner la moindre définition, dont la définition même est une hérésie, est la sœur de cette charogne décrite par Baudelaire au détour d’une strophe qui est aussi un chemin : à la fois vive et inerte, se nourrissant de ce qui la dévore, tour à tour ignoble et splendide, comme il se doit aux révélations qui ne sauvent de rien. A jamais déserteuse, et sans doute désertée, parce qu’ayant compris et accepté que le désert, en elle et autour d’elle, croît, elle n’en finit pas d'ourdir à l’écart de l’ombre du roman, cet effaré satisfait.
Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.