Le swing concassé de Léonore Boulanger enchante les cœurs et les jardins
A trois, quatre rues de chez moi se situe le label Le Saule, détenteur des œuvres de Borja Flames, un de nos coups de cœur du printemps dernier et de Léonore Boulanger, dont Feigen Feigen est le troisième album. Et dont, honte sur nous, on n'avait pas encore entendu ni les bizarres attractions vocales ni moins encore les rythmes concassés. Et je mesure mes mots…
On y croise donc, aussi bien qu'il s'y bousculent, musique contemporaine (Mauricio Kagel, Georges Crumb) et instruments préparés ou objets trouvés, improvisation, musique primitive, modalité et presque atonalité, musiques traditionnelles d’Asie, des Balkans ou d’Afrique. Mais c'est comme une vieille habitude, puisqu'ils agissent à trois de la sorte depuis le premier album, une des œuvres inaugurales du label en 2010 Des points et des détours, avec déjà ce placement de voix hors norme qui fait jouer ainsi : " Aux murs de mes prisons que rien ne contamine, ici pas de saison pour l'ardeur clandestine… "- comme du neuf par rapport à, tout simplement, Brigitte Fontaine l'ancienne fée toujours vaillante ou bien encore Dominique A. Forcément, ça en impose…
Le second album Square ouh lala paru sur le label Clouds Hill, enregistré en 2013 au studio de Hambourg, inspiré du livre rare de poèmes allemands du russe Kandinsky "Klänge » (sonorités) les fera tourner dans plus de dix pays (Allemagne, Afrique, Suède, Danemark, République Tchèque, Pologne, …). L'approche poétique du chant prend toute son ampleur à se mesurer aux mots du Bauhaus en y cherchant le design des sons et la mélodie percussive qui colle aux images. Et c'est à ce moment que quelqu'un à parlé, en une langue, une langue étrangère qu'il s'agit de faire sienne - et de pousser jusqu'au rythme, à la glossolalie, au vernaculaire - quitte à en changer ou d'en murmurer plusieurs pour la redonner enfin et à l'or fin.
Ce Feigen Feigen semble avoir fait le bilan des expériences antérieures. Et alors là, évidemment, ça joue foisonnant : étrange, ludique et inclassable, pour un résultat qui n’est ni jazz, ni folk, ni pop. Juste de la musique sans nom; mais avec Jean-Daniel Botta (guitares, voix, balafon, duduk...) et Laurent Séries (multiples percussions, harmonium…), Léonore Boulanger utilise toutes les ressources du langage, questionne la composition musicale (rythmique, instrumentale, mélodique) avec poésie. Poésie que l’on retrouve également dans les textes. Et puis la notion de jeu, jusqu’à l’utilisation parfois des instruments, n’est jamais très éloignée. On peut les re-citer pour ce qu'ils affirmaient de leur précédent envoi : Ils ne se prennent absolument pas au sérieux, profitent de l’auto-dérision, et laissent « venir les choses aussi, on essaie de rester à l’écoute de ce que la matière nous échappe aussi, comme un peintre avec ses couleurs et ses pinceaux, qui ne contrôle pas tout à fait ses gestes », dit Léonore, prenant parfois de la distance avec les instruments, puisant dans la musique africaine et son chant responsorial, le tout sans avoir peur de démolir. « Notre modèle, c’est vraiment les touaregs et pygmées. Ce sont les gens qui ne sont pas du tout dans la séduction, dans un raisonnement du superflu. », dit la parisienne, pour être complétée par le barbu déconstructeur. « Mais en fait, on sait simplement jouer. C’est comme les africains qui disent « non, mais je ne sais pas ce que je fais » et puis arrive un blanc qui lui dit « ah, là, tu fais des mesures en sept temps et puis parfois tu fais des mesures en 4 temps. » « ah, bon ? ah, super (whatever) ». C’est la théorie, qui peut être passionnante aussi, mais justement, ce n’est pas du tout ce qu’on veut, on veut s’écarter le plus possible de cela. »
L'abstraction pour faire place au neuf est bien là, sous forme d'un voyage en terra incognita, pour une traversée singulière et exigeante qui ne peut laisser de marbre, un bric-à-brac surréaliste en référence à Picabia mais qui nous réjouit au plus haut point puisqu'exactement dans la lignée de notre projet éditorial. Chaudement recommandé pour les surprises imagées, les voix qui hantent d'étranges univers et les clips foutraques.
Jean-Pierre Simard
Léonore Boulanger Feigen Feigen Ana Ott + Le Saule