Alex Jestaire vous raconte la réalité augmentée. Bienvenue en enfer
Vertigineuse fable cathodique et fantastique à l’heure des attentats et des smartphones.
Publié en janvier 2017 au Diable Vauvert ce court roman d’Alex Jestaire, en forme intrigante de conte cathodique contemporain, surprend et inquiète justement la lectrice ou le lecteur, transformant son matériau d’origine en un étonnant fourmillement de possibles touchant à un fantastique électronique et médiatique résolument dérangeant.
Elle se représente son cerveau comme une grille Excel sous Windows – une grille qui aurait un bogue. La migraine a démarré vers 17 h 15, peu après son arrivée dans les spacieux bureaux de la tour en verre Natexis, son premier ménage du soir. Là elle est dans les toilettes (impeccables, comme dans une série d’avocats) – elle regarde l’Efferalgan bouillonner dans le gobelet en plastique – juste une bouffée de détergent, en ouvrant le bidon – cette odeur qu’elle ne supporte plus, qui lui colle au palais, lui tapisse la langue – et maintenant c’est une aiguille quelque part sous sa tempe gauche. Elle boit l’effervescent, grimace, s’en aperçoit dans le miroir. Un désastre se dit-elle, tristement – elle était si jolie, il n’y a pas si longtemps que ça… Blouse verte, gants plastique – elle ne s’est jamais vue si creusée, si usée – elle en est même surprise. « Qu’est-ce que tu fous ici ? C’était ça ? C’était ça ? Pas mal de choses s’intercalent dans son fichier XL bité – une icône de sa mère, une colère de son père – un mot froid de Youcef gravé à jamais dans son disque. Elle se souvient combien elle l’aimait, elle se souvient d’un certain soir à Oran… Mais tout cela n’a rien à voir avec les seize boxes qu’il lui reste à désinfecter – c’est fou comme un clavier peut vite devenir dégueulasse.
À partir de l’histoire poignante, mais hélas relativement banale de nos jours, d’une jeune mère algérienne à Paris, abandonnée avec son fils, devant devenir femme de ménage aux horaires harassants, peinant chaque jour à joindre les deux bouts, lorsque la maigre pension alimentaire versée par le père finit par disparaître, Alex Jestaire parvient, par le truchement d’un hacker mystérieux et presque facétieux, aussi obsessionnel que froidement méthodique, à transformer un accident de la vie – comme il se dit désormais plus ou moins pudiquement – en fable vertigineuse. Imaginons un instant les constructions trépidantes du J.G. Ballard de « Crash », d’ « IGH » ou de « Super-Cannes » ayant subrepticement muté, dans des limbes potentiellement etpeut-être ingénument conspirationnistes, en cauchemar numérique relayé par des milliers de smartphones aux aguets, lorsque vole la poussière des décombres et que retombent les cris des victimes des attentats contemporains : on ne sera pas très loin du réseau dantesque orchestré par ce « Crash »-ci.
Tout là-haut, juste au-dessus, dans le ciel d’albâtre, un mastodonte ultraviolet se déploie – la masse incolore de la tour IGH s’y reflète comme dans un miroir ovale, sommet en bas. Ça n’a aucun sens, elle le sait – elle est prête à courir s’il le faut, les bras tendus devant elle, le nom muet de son fils dans la bouche. Le mastodonte aspire tout l’air qui manque à ses poumons et tricote une cathédrale, un oppidum de briques noires aux fibres décousues des nuages. Est-ce un autre effet d’optique tordu ou la forme derrière la vitre a-t-elle bien bougé une main, comme pour faire coucou, ou au revoir ? Elle ne pourra jamais savoir. Rumble. L’immeuble se casse en deux – par le milieu, sur la longueur, dans une déflagration de feu d’artifice. Et crash, ça s’affaisse, ça s’effondre – millefeuille fendu à la flèche dans une débauche de sucre farine. La foule fait « oh ! » Certains applaudissent. La plupart continuent de filmer. Une déferlante de poussière grise, levée dans un bruit de tonnerre, s’étend au pied du cataclysme – l’air se trouble, il n’y aura bientôt plus rien à voir. Regardez juste avant que ça coupe : les gens commencent à reculer sur le terre-plain et là – juste là, à gauche de l’écran, à côté du type en jaune, vous voyez ? Immobile, en châle et lunettes, Jackie O, la bouche ouverte – c’est elle, oui. Elle est vraiment là.
Formidable et déroutant « Où est Charlie ? » planétaire, ancré dans une réalité qui devrait pourtant se limiter aux images sur l’écran d’une chambre d’hôpital, dont quelques ordinateurs sournoisement élevés en batterie traqueraient les modifications insidieuses, ce « Conte du soleil noir » (sera-t-il le premier d’une série à venir ?), illustré de manière subtilement inquiétante par Pablo Melchor, esquisse les contours bizarrement ricanants et poétiquement diaboliques d’une réalité augmentée qui n’est sans doute pas de celles qui font rêver, mais qui distille le doute et fait discrètement frémir – ou frénétiquement vibrer la membrane si fine qui sépare désormais l’acteur du spectateur.
C’est incroyable. De là où elle se trouve, il était impensable qu’aucun de ces débris ne l’atteigne. Quand ça commence c’est déjà fini – c’est à peine si elle a eu le temps de sursauter. L’explosion est assourdissante – d’ailleurs très vite ce n’est plus rien d’autre qu’un seul grand sifflement sourd. Le toit du bus s’est décollé, les pans d’en haut se sont ouverts comme une peau de banane – au milieu de la lumière, le feu thermite blanc – à peine un instant puis désintégration. Le verre, le métal, la poussière – tout arrive en même temps. Des échardes, une bouffée d’ozone, un lambeau de vêtement sanglant… Pince-moi si je rêve – elle n’a rien de mieux à dire pour l’instant – c’est trop soudain, trop violent. Ça fuse chaud autour de son visage, ça rebondit jusqu’au bord du parc – bris de vitres, aluminium – rien ne la touche. Puis voilà : le toit du bus soufflé par l’explosion retombe finalement du ciel, comme ça, crash, trois mètres devant elle sur le bitume.
Alex Jestaire - Contes du soleil noir – Crash - éditions du Diable Vauvert
Coup de cœur de Charybde2
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