Apprendre à voir la beauté des choses banales
Le terme «nouvelles topographies» a été inventé il y a 35 ans par William Jenkins, le curateur d'une exposition de groupe de l'American Landscape Photography tenue à la George Eastman House de Rochester, New York. Le spectacle se composait de 168 photos de rues, d'entrepôts, de centre-villes, de sites industriels et de maisons de banlieue. Pris collectivement, ils semblaient poser une esthétique du banal.
"Ce dont je me souviens le plus clairement, c'est que personne n'a aimé", déclara plus tard au Los Angeles Times l'un des photographes participants, Frank Gohlke, lors de la reprise de l'exposition l'an dernier au Musée d'art du comté de LA. "Je pense que ce ne serait pas exagéré de dire que ce fut un spectacle haï vigoureusement."
Le sous-titre maladroit de l'exposition était "Photographs of a Man-Altered Landscape", Photographies d'un paysage altéré par l'homme, ce qui donnait quand même quelques indices sur le thème qui unifiait ces photos. Qu'est-ce que Jenkins avait identifié dans le travail de photographes américains comme Gohlke, Robert Adams, Stephen Shore, Lewis Baltz et Nicholas Nixon ? Leur goût pour l'Amérique urbaine des années 70. Leurs images étaient à la fois un reflet du monde de plus en plus suburbanisé (on dirait maintenant en France péri-urbanisé) qui les entourait, et une réaction à la tyrannie de la photographie de paysage idéalisée qui continue aujourd'hui à fournir d'innombrables screensavers aux internautes amateurs de plages, de montagnes et de forêts. Dans un sens, ils photographiaient CONTRE la tradition de la photographie de la nature que les goûts de Ansel Adams et Edward Weston avaient établie en Amérique.
L'exposition New Topographics de 1975 a été ce grand moment libérateur où ce qui était d'apparence banale a été accepté comme un sujet photographique légitime, et ce courant de réflexion a commencé à imprégner le reste du monde de l'art contemporain. En regardant en arrière, il est plus facile de discerner aujourd'hui un message politique et réfléchi dans la manière dont ces images du "paysage modifié par l'homme" répondaient à l'inquiétude croissante devant la façon dont le paysage naturel était érodé par le développement industriel et la croissance ininterrompue des villes, qui dévoraient tout ce qui les entourait.
Jenkins, il faut le dire en sa faveur, avait anticipé la réaction du public. Il avait posté des étudiants dans l'exposition pour interviewer les visiteurs sur leurs réactions, la plupart négatives ou dédaigneuses. Un homme, par exemple, a été surpris de trouver son propre camion dans l'une des photographies de Robert Adams. "Est-ce qu'il était beau ? Qu'est-ce qu'il avait de particulier ? Je veux dire, comme sujet pour une photo ? Son camion ?", demanda-t-il à l'étudiant qui l'interrogeait. Avant d'ajouter, finalement : "A la réflexion, peut-être. Sur la photo, il est assez beau".
Et c'est ainsi qu'une exposition du travail d'un groupe de photographes dont personne ne jugeait beau le travail commença à changer l'idée de la beauté.
Christian Perrot