Ode ferroviaire à l'amour et à la micheline
« C’est une micheline, autorail, qui tire, qui fume, qui travaille » : avec l’incroyable Arlette, en finesse et en crudité, un voyage ferroviaire et mémoriel sur les chemins de traverse du Berry et du Morvan, en quête peut-être de l’amour fou.
« Si cela ne dépendait que de moi, je passerais toute ma vie dans les gares, savourant la voix des passagers, leurs allées et venues, les glissements, crissements, vrombissements des wagons, leurs ambiances et atmosphères. »
C’est avec cet exergue de Fiston Mwanza Mujila, extrait de son beau « Tram 83 » de 2014, que débute « Le Monico », novella d’Éric Bohème, que l’on connaissait jusqu’alors pour ses rusées déambulations ivoiriennes (« Réalités métissées » et « Zone 4 »), novella publiée en décembre 2019 chez nos amis d’Antidata, les spécialistes indéniables de la forme courte en littérature.
Bien loin d’Abidjan et de ses maquis, l’auteur a su dénicher une narratrice extraordinaire pour nous convoyer – il n’y a guère d’autre mot – dans une géographie joliment improbable, gentiment surannée, et curieusement, extraordinairement, attachante.
Le monsieur de la 64 vient de repasser, l’air très contrarié. Il a enlevé son imperméable, ce qui permet de comprendre pourquoi il est en sueur : il porte une veste grise, sous laquelle il a enfilé un pull jacquard et une grosse chemise. Son imper, il l’a enroulé entre les tiges stéréoscopiques de la poignée de sa valise. Trop large, celle-ci passe mal dans le couloir et l’imperméable s’accroche parfois aux portes des compartiments. Sa valise le freinant dans sa course pour avancer, ce voyageur maugrée. On a dès lors le temps de recueillir des bribes de son courroux : « Même pas un bar ! Une voiture-restaurant, je ne dis pas, mais même pas un bar, c’est vraiment malheureux de voir ça. »
S’il conversait au lieu de soliloquer, il pourrait s’entendre avec les voyageurs de la place 104 ; eux aussi pensent sûrement que tout fout le camp, en particulier à la SNCF.
Moi au contraire, je suis émerveillée par les nouveaux trains régionaux qui circulent sur les lignes des provinces reculées : ils sont vraiment superbes, de nuit surtout. Une fois, rien que pour me faire plaisir, je m’étais offert un Saint-Pierre-le-Moûtier/ Saint-Germain-des-Fossés nocturne, aller-retour non-stop. Les lumières étant tamisées, le paysage filait en s’estompant dans la pénombre alors que les fougères devenaient fluorescentes. J’avais mis un tailleur pour l’occasion et le contrôleur m’avait demandé mon billet bien poliment. Me trouvant seule dans le wagon, je sentais bien qu’il aurait aimé entamer un dialogue. Mais c’était un jeune, un tendron : il n’avait pas osé.
J’aurais bien bu un Dry Martini ou un Negroni, mais bon la SNCF n’a pas encore prévu de bar lounge dans ses trains régionaux. Le Dry Martini est meilleur servi avec du Noilly-Prat qu’avec du Martini, c’est René-Georges qui me l’a appris. René-Georges met tellement de conviction dans tout ce qu’il affirme que cela paraissait crédible, même s’il était à l’époque chef de zone chez Noilly-Prat.
Les titres de la plupart des chapitres (Lozanne, Bois-d’Oingt-Légny, Lamure-sur-Azergues, Les Écharmeaux, Albigny-Neuville, Dompierre-sur-Besbre, La Clayette-Baudemont, Dompierre-Saint-Fons, Saint-Symphorien-des-Bois, Varennes-sur-Fouzon, Chauffailles, et enfin, tout au bout du voyage, Saincaize) dessinent ainsi une étonnante carte du tendre d’un genre inhabituel, celle où Arlette, entre Berry et Morvan, revisite en mémoire et en trains régionaux – ceux-là même désormais en voie de disparition accélérée ou déjà disparus, pour cause de rentabilité insuffisante, vision à courte vue s’il en est – des lieux, des gares ou des petits hôtels adjacents qu’elle a connus souvent auparavant au gré de ses pérégrinations amicales, amoureuses ou rapidement sexuelles, au gré de ses boulots dans plusieurs petites entreprises des deux régions, et en quête de Juju, son grand amour, fugueur d’établissements spécialisés où son mal l’a renvoyé.
Le soir, à Vénissieux, je m’étais bien amusée. Nous étions allés dîner à la cafétéria Flunch et la soirée avait été vraiment chouette : la salle était remplie, sans trop d’enfants, ni trop de papis.
Avant on disait vachement : vachement chouette, vachement bath. Aujourd’hui, c’est passé de mode.
À côté de nous se tenait un couple, elle métisse, lui bon Gaulois. Elle travaille chez Leroy-Merlin : par-dessus un T-shirt mauve, elle portait la chemise blanche à carreaux verts de cette chaîne de magasins. Lui avait une tête d’éducateur social. Elle m’avait agacée. Pour choisir un yaourt, elle avait voulu en contrôler la date de péremption. Comme cette mention n’est pas facile à déchiffrer sur la capsule, elle avait retiré le yaourt du meuble frigo avant de le remettre à sa place ; elle avait ensuite fait de même avec les pots d’autres saveurs. C’est con, comme attitude : si des yaourts étaient périmés, ce qui m’étonnerait vu l’affluence qu’ils ont chez Flunch, elle n’aurait eu qu’à rouspéter et à les faire retirer. C’est quoi cette façon de faire, elle n’est pas trente-quatre millions de consommatrices à elle toute seule.
Lui n’avait pas moufté. D’ailleurs, durant tout le dîner il ne moufterait pas. C’est elle qui parlerait et qui l’interrogerait ; lui ne ferait que réagir à ses dires ou répondre à ses questions.
Juju avait alors dit qu’en analyse transactionnelle, leur relation virait grave parent/enfant. Bon, mais si l’on écoutait Juju, on virait toujours grave, en transac. Il n’avait pas tort tout à fait. C’est pour cela que je préfère quand Juju analyse les comportements en programmation neurolinguistique ; il aurait au moins détecté un ancrage auquel ce couple aurait pu se raccrocher.
Arlette, libre et futée, sagace et faussement insouciante, nous entraîne d’une manière inimitable dans ses chemins de traverse, ceux d’une France à l’écart des grands axes, des modes tonitruantes et de la startup nation, un pays ô combien réel qui rappelle par moments le télescopage des éditoriaux d’accompagnement et des conversations de café parfois confuses qu’orchestrait magistralement Jean-Charles Massera dans son « United Problems of Coût de la Main d’Œuvre » (2002), la création d’un véritable Far West intérieur que conduisait Stéphane Le Carre dans les nouvelles de « À pleines dents la poussière » (2014), ou encore la rencontre presque fortuite, dans un bar de nuit situé au coin d’une allée forestière, de Virginie Despentes et d’Alain-Fournier. Magnifié par une poésie secrète et éminemment rusée, tout un peuple des ronds-points et des restaurants routiers, des salles d’attente et des buffets all you can eat, des effondrements passagers et des résiliences hors du commun, semble se lever subrepticement à l’appel d’Arlette et d’Éric Bohème, pour notre plus grande joie de lectrice ou de lecteur.
René-Georges m’avait invitée à dîner dans cette bourgade, à l’Oliveraie. Il avait voulu bien faire : bon hôtel, un Logis de France « deux cheminées », dont la table est renommée, m’avait-il annoncé tout de go.
« Tu prends ce que tu veux, bien sûr. »
René-Georges indiquait toujours « ce que l’on pouvait prendre », en fonction de ce que la Sécurité sociale acceptait en guise de défraiement ou du montant qu’il pouvait passer en note de frais. Ce soir-là, pas de limite ? Cette munificence soudaine cachait quelque chose.
René-Georges s’avérant incapable de garder un secret plus de dix secondes, dès l’apéritif « deux coupettes, s’il vous plaît ! » j’avais appris la grande nouvelle : il venait de quitter Noilly-Prat pour prendre une direction régionale des ventes chez Pantène. Il allait diriger huit vendeurs-représentants-placiers et disposerait d’une voiture de fonction qu’il pourrait choisir parmi trois modèles : la Volkswagen Passat, la Laguna Renault ou la C5 Citroën. Il penchait pour la C5.
Je lui avais dit que je trouvais son choix opportun, car mon oncle Gilbert, quand il était représentant pour Masurel, sillonnait déjà la France en DS. Ma remarque ne fit pas plaisir à René-Georges ; il devait se demander si elle ne contenait pas une dosette de mon ironie sous-jacente, dont il se méfie si fort.
Eric Bohême - Le Monico - éditions Antidata,
Charybde2, le 8/12/19
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