15/35 L'Homme-Sang aime aussi le jazz …

Biaise aime le jazz joué fort. Le plancher vibrait et il était à quatre pattes, la tête à moitié enfoncée sous le lit, les vibrations se répercutaient dans son oreille collée contre le plancher. Logique qu’il n’entende pas s’ouvrir la porte. Comme il se relevait, content de sa trouvaille, il l’a enfin vu, encadré dans le chambranle. Sa serviette de cuir à la main, Bill avait l’air de trouver la situation fort cocasse. Il n’avait plus donné signe de vie depuis leur première entrevue. Biaise a lâché la touffe de poils qu’il tenait au bout des doigts depuis quelques secondes. Bill n’a fait aucun commentaire.

- Comment vous faites pour ouvrir les verrous ?

- Bonjour, monsieur Biaise.

- Bill !... Vous arrivez toujours après la bataille.

- Je sais.

On s'entendait à peine. La section de cuivres faisait un boucan de tous les diables, « Un morceau de mon cerveau est certainement resté sous le lit. »

- Jesus Christ ! hurla Bill. Vous ne pourriez pas baisser le son ?

- Quoi, toucher à Charles Mingus ? Mais vous vous croyez où, Bill ? Ça ne serait pas une si mauvaise idée... si j'en avais envie ou si j'avais envie de vous parler.

- Mingus ? ( Bill a levé les yeux au plafond. ) Holly shit !

Biaise a laissé Bill mariner un peu dans son jus puis il a stoppé le lecteur CD. Il avait juste à tendre le bras. C'était l'avantage de vivre à l'étroit. Tout est à portée de main.

- C’est mieux, dit Bill. Comment vous faites pour supporter tout ce vacarme ?

- Ce vacarme ? ( Bill a regardé Biaise de travers en agitant l’index pointé vers le haut de sa tête. ) Y'a un problème ?

- Vous avez un mouton.

Le pauvre gars avait perdu l'esprit. Trop de complots à déjouer, trop de catastrophes quotidiennes. Il n’était pas plus frais que Biaise.

- Un mouton ? Vous allez bien, Bill ?

- Oui, je parle de la poussière qui est restée accrochée sur votre crâne.

- Evidemment, où avais-je la tête...

- Sous le lit, d’après ce que j’ai vu.

- Vous êtes un marrant, Bill, on vous l’a déjà dit ?

La bouche de l’Américain a fait un pli.

- Très, très rarement.

Sa voix avait repris son timbre froid. Biaise a passé la main sur son crâne et récupéré une petite boule duveteuse sur laquelle il a soufflé. Elle s’est envolée et s’en est allée rejoindre, on suppose, la touffe de poils qui avait de nouveau disparu. Des petits objets, des bricoles et des poils avaient une fâcheuse tendance à disparaître depuis peu de temps. Quelque chose dans la pièce devait attirer comme un trou noir des éléments aussi divers qu'un couteau, des poils, un mouton de poussière, ou d’autres babioles, en attendant d'aspirer le reste. Biaise en aurait le cœur net dès que Bill aurait mis les voiles. Comment se débarrasser d'un trou noir ? Faudrait peut-être songer à déménager. Mais pour aller où ? Biaise était un peu plus à l'aise financièrement, sans pour autant rouler sur les eurofrancs.

Bill a jeté un coup d'œil circulaire. Une manie de barbouze, sans doute. Rien à redire sur le congélateur-coffre. Parfait.

- Toujours aussi bien rangé, hein ?!

- Je suis la vilaine fée du logis.

- Vous écoutez souvent ce genre de choses ?

- Oui, toujours, mais je varie. Une seule règle : que du jazz !

- Je préfère Johnny Cash. Vous aimez Johnny Cash ? Non, bien sûr, trop fruste, sans doute. Vous connaissez au moins ? Je ne suis pas une sorte de Machiavel, dépourvu de goût et de sensibilité. Vous me prenez pour qui ? Un barbare ? Un barbare peut-être futé mais un barbare quand même.

- Un Américain pur jus suffira, pour qui des noms comme Louis Amstrong, Billie Holiday, Miles Davis et tant d’autres ne veulent pas dire grand-chose, alors qu’ils comptent beaucoup pour moi.

Bill a souri.

- Ou Thelonius Monk ( Il a fait un clin d'œil. ), ou Bill Evans. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, je connais mes classiques, monsieur Biaise. ( Il a saisi un livre au hasard sur une étagère, a lu le titre, « L’énigme de l’univers », puis l’a remis en place après avoir survolé la quatrième de couverture. Il a secoué la tête. Les lectures de Biaise avaient l’air de le navrer. ) Vous connaissez l’écrivain Compton MacKenzie ? Vous avez lu Le feu des vestales ?

Le titre a fait sourire Biaise.

- Bill, j’ai un peu de mal à vous suivre.

- Je vous le conseille, c’est un livre très drôle. C'est l'histoire d'un riche pédé mégalo, qui est aussi un comte français opiomane. Il met le bazar dans une communauté cosmopolite et excentrique vivant à Capri, rebaptisée Sirène dans le roman. MacKenzie a été acteur et surtout espion. Il était officier du M16 pendant la première guerre mondiale. Il a raconté son expérience dans Greek memories. C'est lui qui a révélé pour la première fois l’existence du SIS ainsi que l'identité de son premier chef, Mansfield Cumming. Les exemplaires du livre ont été saisis et détruits et MacKenzie a payé une amende de 100 livres.

- Pourquoi vous me racontez ça ?

- Eh bien, à une certaine époque, on a même condamné des livres à des peines de prison... Vous vous rendez compte du degré d’absurdité atteint.

- Je suis sûr qu'il y a des livres dangereux, à ne pas mettre entre toutes les mains.

- Vous ne croyez pas si bien dire. Vous aimez les devinettes ?

Biaise a fait la moue.

- Je vous ai déjà dit que non.

- Qu’importe... Vous connaissez le film préféré d’Hitler ?

- Non.

- C’était King Kong.

- Tiens donc.

- Il l’avait vu dix-sept fois. Il y aurait une intéressante étude psychanalytique à faire sur les rapports qu’entretenait Hitler avec ce film.

Biaise a soupiré.

- Bill... Arrêtez de tourner autour du pot, et venez-en aux faits.

- Alors, comme ça on a essayé de vous flinguer ?

- Puisque vous le dites...

- Mes infos sont en béton. Vous avez une idée de qui voudrait vous éliminer ?

- Ce que je sais, c’est que depuis que j’ai appris l’existence de l’Ikeabana, il m’arrive des trucs pas ordinaires.

- Bien. Je vous avais prévenu. Vous voyez, il se trouve que ceux qui ont mis la main sur Ad catalogum regum Ikeabana annotanda  sont plus actifs que jamais. C'est l'unique exemplaire connu des enseignements de Kamprad, traduits en latin par un moine islandais. Et l'usage qu'ils veulent en faire ne présage rien de bon. Ils sont prêts à tout pour mettre en œuvre ce tissu d’inepties à base de terre creuse et de monde glacé. Mais les élucubrations de Kamprad peuvent causer de gros dommages. Ils sont passés à un niveau d’action supérieur et il est vital de réagir et de contrecarrer leurs plans.

- S’ils sont si dangereux, pourquoi vous ne refilez pas toutes vos infos aux flics ? Vous êtes un petit malin, je suis sûr que vous avez des preuves convaincantes.

- C'est très simple. Ils ont trop de chats à fouetter, le terrorisme, la sécurité des Français, sans compter les excès du nouveau gouvernement et la rivalité entre les différents services. Ça manque d'efficacité et on ne peut pas leur faire confiance, il y en a toujours un pour vouloir tirer la couverture de son côté. La France, quoi.

- Admettons, c’est vous le spécialiste. Et moi dans tout ça ?

- Fuck, Biaise, vous voulez que je vous fasse un dessin ? Vous êtes dans la merde jusqu'au cou, mon vieux. Vous ne vous rendez pas compte dans quoi vous vous êtes mis, même si vous ne l’avez pas vraiment cherché.

Biaise se rembrunit.

- Dites-moi, juste comme ça, une pensée qui me vient, vous ne travaillez pas pour le Boss ?

La curiosité et l'intérêt se sont conjugués pour produire l'arc de l'accent circonflexe des sourcils de Bill.

- Ah, le Boss... ( Il a mis une pointe de mépris dans le nom. ) Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

- Un zeste de paranoïa. Vos insinuations.

- Cela poserait un problème si j’étais au service du Boss ?

- Au point où on en est.

Bill a marqué son assentiment d’un signe de tête.

- Je vous l'accorde, c’est la confusion, mais je vous rassure immédiatement, non, je ne travaille pas pour lui. Mais je serais vous, je me poserais plutôt la question au sujet d’autres individus. Je vais vous en apprendre une bonne. Le Boss a son propre service de renseignements, pudiquement baptisé d'investigation. Trois hommes sont à plein temps sur les dossiers les plus sensibles et confidentiels. Rien ne lui échappe. On ne se maintient pas en si bonne place aussi durablement sans protéger ses arrières. La meilleure défense, c'est l'attaque. Trois hommes composent ce service. Ils ne rendent des comptes qu’au Boss. A lui seul. C’est l’un d’eux qui vous a recommandé auprès de ce dernier, ce n'est pas pour votre talent inné de chroniqueur. Ils veulent garder un œil sur vous. En vous employant, c'est beaucoup plus facile. Ils vous ont sous la main.

Biaise n’a pas été surpris.

- C'était trop beau pour être vrai.

- Allons, voyez le bon côté des choses. Vous êtes devenu une starlette, grâce à votre caractère de chien. Avouez que ce n’est pas banal.

- Et le mauvais ?

- Starlette implique que vous êtes une cible potentielle. Vous savez, on pense souvent que c'est le récent congrès sur la culture, qui a donné le signal de l'attaque contre les arts et leur prétendue décadence. L’élue du peuple y a tenu un discours hystérique retransmis partout. L'impact sur la population a été énorme. Mais, malgré ça, on se trompe. Le coup d'envoi du massacre de la culture a été donné le 11 mai très précisément. Ce jour-là, des membres de la Jeunesse Civique ont envahi l'école des Beaux-Arts et molesté une vingtaine d’étudiants et leur professeur, coupables de relativisme culturel, selon eux. Sans le savoir, l’histoire leur passe au-dessus de la tête, ils ont reproduit ce qui s’était passé à Berlin en 1933. A l’époque, Max Liebermann, le président d’honneur déchu de l’école du Bauhaus, avait dit : « Je ne puis manger autant que je voudrais vomir. » Depuis ce 11 mai, le milieu des arts, des lettres et de l’université a commencé à subir une épuration radicale. ( Biaise a repensé au trou noir. ) Je vous le répète, vous êtes en plein dedans, que vous le vouliez ou pas.

Biaise avait déjà croisé des membres de la milice de la Jeunesse Civique, paradant avec leur brassard JC au bras. Un décret l’avait promue organisation d’état. Leur chef, Sébastien de Chambord, venait d’être nommé Secrétaire d’Etat à la jeunesse à 26 ans. Ici, ses adhérents se faisaient encore rares, mais dans de nombreuses villes, ils pourchassaient tous ceux qui ne ressemblaient pas assez à leur conception de la souche européenne et leur fracassaient parfois le crâne à coups de matraque. Au train où empiraient les choses, ils ne tarderaient pas à infester Montcathare. Pas besoin d’être prophète, Biaise serait dans le lot des gueules à rectifier.

- Qu’est-ce que j’ai comme option ?

- Vous n’en avez pas des masses. Le plus sûr, et le plus sage, c’est de coopérer avec moi. Je suis le seul à pouvoir vous tirer de là.

- Peut-être. Dans l’éventualité de ma participation, il y a un sujet que nous n’avons pas abordé, Bill. C'est le prix de mes efforts. Une compensation pour services rendus.

- Seriez-vous vénal ?

- Dans quel monde vivez-vous ? Pensez ce que vous voulez. Je suis en manque de trésorerie.

- Je peux vous garantir une indemnisation, pas énorme bien sûr, mais suffisante pour ne pas avoir à vous soucier de vos problèmes financiers pendant un petit bout de temps. Je parle de cash, bien sûr. Et je serai votre unique interlocuteur.

- Bordel, Bill, il fallait le dire plus tôt.

- Je pensais que ça tombait sous le sens.

- Mettons-nous bien d'accord. On parle de combien ?

- Dans les vingt mille eurofrancs, je dirais. Un premier versement de cinq mille à acceptation du deal. En liquide, net d'impôts. Pas de contrat, pas de papiers, rien, ma parole contre la vôtre. Seulement, je vous préviens, je peux tout stopper quand je veux, sans explication. On solde les comptes et bye-bye.

- Vingt mille, c'est pas mal. ( Des montagnes de viande rouge ont fait irruption dans l’esprit de Biaise. )

- Il y a des risques.

- Je m’en doute.

- Vous les avez pesés ?

- J’ai des ressources cachées !

- Si vous le dites.

- Vous êtes toujours aussi sûr de vous, Bill ?

- Je crois que oui. Je me fie à mon expérience et à mon flair.

- Vous pouvez vous tromper, pourtant.

- Personne n’est infaillible, mais en dernier ressort je m’en remets à mon flair. Si vous acceptez ma proposition, je sais que c'est plus par morale personnelle que par conviction politique, mais ça me convient. Je dirais même que je préfère ça. De conviction politique, on peut en changer au gré des circonstances, de morale personnelle moins, en tout cas en ce qui vous concerne. ( Bouche pincée, Biaise a opiné bêtement. ) Vous savez, je pourrais citer le philosophe préféré de votre Boss : " Une âme qui, plus nue qu'une autre, va du néant à l'enfer en traversant le monde, fait une plus grande impression sur le monde que les âmes bourgeoises habillées. " C'est ce qui vous attend, mon ami, car vous n’êtes pas un bourgeois et vous avez une âme.

- Mon âme, je m'en fous un peu, comme de la morale d'ailleurs. Et les citations à la con du Boss, je m'assieds dessus. Surtout après ce que vous venez de me dire sur lui. Une dernière chose me turlupine. Et si j’avais refusé ?

- Je me serais vu contraint de vous montrer quelques photos très intéressantes. Elles ont été prises à l’infra-rouge mais on vous reconnaît très bien sur les tirages. Aucun doute là-dessus. Le technique permet de ces prouesses aujourd’hui. Dans cette série, vous accomplissez de drôles de choses et vous semblez dans un très sale état, sans parler du bœuf. Vous voyez de quoi je veux parler ?

Jean Songe le 23/12/19

15/35 L'Home-Sang aime aussi le jazz …