Key Hiraga et Tetsumi Kudo, précurseurs cyberpunk parisiens des 60's
Arrivés à Paris dans la première moitié des années 1960, Tetsumi Kudo et Key Hiraga, deux artistes qui ont fui le Japon pour échapper à son étouffement, se sont heurtés au même mur d’incommunicabilité, d’incompréhension mutuelle profonde, de désirs inassouvissables et de cultures incompatibles avec le paysage artistique et social français. Leurs œuvres annoncent le cyberpunk avec 30 ans d'avance. Voici pourquoi.
Liées par tant de points communs, il est surprenant que les œuvres de Tetsumi Kudo (1935- 1990) et de Key Hiraga (1936-2000) n’aient jamais été réunies auparavant. D’apparence obscène, leurs univers fantasmagoriques sont frappés par un même traumatisme originel, la même vraie obscénité monstrueusement réelle : la folie atomique, qui bouleversa autant leur vision macroscopique, celle de l’homme dans son environnement terrestre et cosmique, que celle, microcosmique, du corps contemporain, de ses mutations et de son inéluctable morcellement.
Dès lors, leurs œuvres expriment une même oppressante sensation de claustration, que Tetsumi Kudo résume en 1976 : « On naît dans une boîte (matrice), vit dans une boîte (appartement) et finit après la mort dans une boîte (cercueil). Au fond, on fabrique soi- même depuis sa naissance jusqu’à sa mort des petites boîtes c’est-à-dire qu’on fabrique des boîtes dans une boîte. Ces petites boîtes sont celles qui enferment nos prières (souhaits) et malédictions. »
Dans la peinture de Key Hiraga, cet enfermement est celui de la perspective euclidienne, ce carcan qui enserre systématiquement, au tournant des années 1970, ses compositions, littéralement claustrées. Mais, chez Kudo la boîte se transforme en cage, laissant pénétrer le regard, ou pire en aquarium, s’offrant à une surveillance glaçante. Et Hiraga prend soin de ménager des « fenêtres » (Window est même le titre générique de la plupart de ses peintures de 1964 à 1968, série à laquelle appartient le tableau The Window, daté 1964, conservé au Museum of Modern Art de New York), impressionné qu’il fut paraît-il par Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock, ce sommet de voyeurisme sadique.
Installé dès son arrivée à Paris dans le quartier de Pigalle, il semble que Key Hiraga, venu seul (au contraire de Kudo, qu’accompagnait son épouse, Hiroko), ait vécu difficilement la proximité de la tentation permanente, et sans doute l’impossibilité de décoder ou de répondre aux sollicitations érotiques et à l’évolution des rapports de force hommes/ femmes, particulièrement rapide en cette fin des années 1960.
Dans l’art de Hiraga comme dans celui de Kudo, ce choc hormonal et civilisationnel se cristallise autour de motifs universels et obsessionnels, qu’un jeu de combinatoire permet d’interroger à l’infini : la pilosité, le sperme, la croix, la fleur, le maquillage, l’œil, l’oreille… sont autant d’éléments d’identification dont la différence de signification ou d’usage, entre Japon et Occident, leur offre d’exprimer avec vigueur une sépulcrale inquiétude métaphysique, l’incertitude ontologique qui creuse en eux cette béance que la vie terrestre échoue à combler.
Parmi ces symboles, le phallus tient le premier rôle. Organe de reproduction, il fixe ce processus de transformation, de mutation, de mue même, dans lequel le monde, l’homme, l’humain mais aussi plus spécifiquement le masculin, est alors engagé.
En pénétrant au cœur des cellules, les particules radioactives microscopiques rencontrent les chaînes d’ADN qui participent à la reproduction génétique, semant dans l’organisme le germe d’une évolution mortifère de l’espèce.
La critique Anne Tronche a relaté comment Kudo, à l’occasion de performances solennelles, donnait « à repasser des formes phalliques à de jeunes femmes habillées en costume traditionnel, leur [demandait] de distribuer des pénis en cire ornés de rubans pastel avec les gestes cérémonieux réservés à la préparation du thé ».  Chez Hiraga pareillement, le sexe masculin est soit résumé à un tuyau (d’où s’échappent des spermatozoïdes mutants, fluorescents, dotés de regards inquiets), soit figuré par un appendice, en général nasal, coiffé d’un condom qui, à l’image des phallus repassés de Kudo, se confond, comme une dépouille de serpent aplatie, avec l’organe en volume qu’il était censé recouvrir, voire protéger.
Pendant qu’ils demeuraient à Paris, dans cette décennie à cheval entre les années 1960 et 1970, dont Mai 1968 fut le point de déséquilibre, Kudo et Hiraga ont inventé simultanément, sans se connaître (pour autant qu’on le sache aujourd’hui), cet art grimaçant et agressif que certains ont qualifié de cyberpunk (et que le romancier Bruce Sterling identifie comme « un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent »), dont la gamme chromatique stridente décuple le pouvoir d’irradiation…
Friedrich Angel avec Stéphane Corréard