L'AUTRE QUOTIDIEN

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Sylvain Prudhomme : les accros de la Crau

Histoires juxtaposées d’amitié, de fratrie tragique et de transmission dans le paysage immuable et lumineux de la Crau.

Depuis son recueil sur les contes béninois du pays Tammari en 2003 jusqu’à son roman «Les grands», Sylvain Prudhomme a beaucoup écrit sur l’Afrique où il a longtemps vécu. La plaine de la Crau, étendue parsemée de bergeries et de cailloux innombrables qui intrigua et stimula l’imagination d’Eschyle, forme le cadre lumineux de son sixième roman, paru en août 2016 dans la collection L’arbalète des éditions Gallimard. Plus discrète que la Camargue touristique, cette plaine oubliée balayée par le Mistral entre les villes d’Arles, de Salon de Provence et le complexe industriel Fos nourrit ce récit d’amitié et de haine de sa beauté sauvage, oubliée des mutations contemporaines.

«Contemplée d’en haut, la plaine devenait steppe. Intensité minérale sans rien d’autre à perte de vue que le sol nu, les champs de cailloux arrachés aux Alpes par l’eau des rivières. Pays ras. Pays clair, où la lumière rebondissait, où le regard filait loin. Où chaque objet dans le lointain se découpait net. Où le vent mugissant semblait avoir tout nettoyé depuis des millénaires, arrachant les arbres, roulant les pierres jusqu’à les rendre toutes pareilles, polies et rondes comme des galets, la nature entière conspirant pour aboutir à ce résultat : un terrain nu, sans obstacle, sans cachette, où chaque trajectoire puisse apparaître dans sa vérité impitoyable, chaque rapport de force se dessiner à la loyale, sans esquive ni triche possible.»

Descendant de bergers attachés depuis longtemps à ce pays rempli de milliers de brebis en hiver et de silence en été, lorsque les troupeaux quittent la plaine pour l’estive, Nel est photographe, il contemple et photographie la Crau depuis les hauteurs d’une nacelle. Il s’est lié d’amitié avec Matt, un géant anglais installé en Arles. Cet électron libre heureux, constructeur de toilettes publiques sèches et réalisateur de films documentaires à ses heures perdues, a lui aussi succombé au charme des marges de la Camargue, et bien sûr de la Crau, «petite sœur oubliée du delta sanctuarisé».

«Est-ce que c’était ça qui plaisait à Nel. Ce côté oublié, délaissé. Pauvre. Il en aimait jusqu’au nom comme coupé au milieu, inachevé, foudroyé net – la Crau. Avec ses sonorités de commencement du monde, vaguement préhistoriques, évocatrices de steppes encore peuplées de fauves à dents de sabre.»

Tombé sur l’histoire de la Churascaia dite la Chou, une ancienne boîte de nuit mythique à quelques encablures d’Aigues-Mortes qui a réellement existé, petit bar de copains devenu presque par hasard le point de ralliement de toutes les soirées depuis son ouverture en 1965, Matt veut absolument réaliser un documentaire sur ce lieu, symbole de la fête surgissant par magie, et plus tard de la fête à paillettes et marchandisée, miroir de l’évolution et du désenchantement de l’époque à partir des années 1980. Matt est frappé par le magnétisme de cette boîte de nuit mythique, la violente nostalgie de ceux qui y firent la fête et par l’intersection improbable et exubérante de toutes les vies qui se sont croisées là.

Les recherches de Matt le mettent sur la piste des cousins «exotiques» de Nel, du raffiné et radical Fabien et de son frère Christian le bagarreur. Il découvre l’adolescence en Arles de Fabien, laissé par ses parents installés sous les tropiques pour les besoins du père, chasseur de papillons à Madagascar, dans la maison de sa grand-mère, une femme impotente, témoin complaisant du tourbillon d’amis entrant dans la maison et des fêtes à l’étage, et la haine fondamentale des deux frères, capricieux et extrêmes, qui évitaient de se côtoyer en toutes circonstances, même s’ils se trouvaient ensemble dans l’espace clos de la Chou.

«Le lendemain Nel était reparti de zéro. Avait décrit à Matt la première image qui lui revenait de Fabien et Christian, leurs tempéraments opposés, leurs cercles d’amis bien distincts. Fabien urbain, passionné de musique et de mode, d’intérieurs décorés avec goût, d’objets rares, de tissus fins, d’amitiés extravagantes, de primitifs italiens et hollandais, de romans gothiques. Christian plus brut, plus ombrageux. Dissimulé derrière cette tignasse noire qui lui donnait l’air orageux, presque violent. Habitué à répéter cette phrase en rigolant bras dessus bras dessous avec son copain Max, la vingtaine quand lui allait sur ses dix-sept ans.
Nous on est des méchants Nel.»

® Lionel Roux

Le dévoilement de la trajectoire des deux frères, héros de la jeunesse de Nel, papillons consumés par l’intensité et la violence, fait exploser le cadre du projet de film de Matt, met à mal la routine des deux amis et transforme leur présent. Avec pour cadre aride et rayonnant un paysage immuable, Sylvain Prudhomme nous donne à lire un grand roman contemporain, sur l’amitié, l’éclat des vies et sur l’enracinement, avec en filigrane la nostalgie d’une époque plus insouciante et exigeante qu’aujourd’hui, une époque où inventer semblait encore possible, et qui ne semblait pas encore rétrécie par les préjugés, la peur de la maladie ou de l’étrangeté de l’autre.

«Dans la famille on les appelait les originaux. Les Africains. Des noms qui leur allaient bien et les faisaient rire. Mais pour moi j’avais une image : les papillons. Je les appelais comme ça, sans le dire à personne. L’histoire des miens était une histoire de moutons, bergers de père en fils, une histoire de transhumances, d’agnelages, d’estives, de quartiers d’herbe à faire brouter, de bergeries à curer, l’histoire d’un seul et unique voyage, toujours le même, pendulaire, réglé, entre la même plaine et les mêmes montagnes chaque année. L’histoire de mes cousins, une histoire de papillons.»

Ce qu’en dit Emmanuelle Caminade sur L’or des livres est ici. Dominique Conil en parle aussi superbement sur Mediapart ici.

Légende de Sylvain Prudhomme, éditions Gallimard,  collection l'Arbalète
Charybde7
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* En ouverture de l'article, la Plaine de la Crau avec la ruine de Montmajour vue par Vincent van Gogh