8/35, l'Homme Sang de Jean Songe rencontre la violence nocturne

Pour la seconde fois, en très peu de temps, Biaise avait entendu prononcer le mot Ikeabana. Ce drôle de mot prononcé par l’anglais querelleur lui était resté en mémoire. I-ke-a-ba-na, cinq syllabes, facile à retenir. Celui qui venait de lui souffler à l’oreille Ikeabana affectait lui aussi un accent anglais high society. Ils s’étaient passés le mot ou quoi ? Les ressortissants de la crème anglaise, qui l’avaient pris en grippe pour une raison inconnue, n’étaient pas censés savoir que Biaise n’en avait plus rien à foutre des Beatles ou des Rolling Stones, de Sir Mick Jagger ou de Sir Paul McCartney, ou de la Reine Mère.

Des choses floues passaient sous le nez de Biaise, emportés par un filet d'eau grise. Son regard était vitreux. Allongé dans le caniveau, il entrapercevait tout comme au travers d’un verre dépoli. Un bref instant auparavant, ses bras avaient griffé l'air, comme s’il avait cherché à se raccrocher à des rideaux invisibles, et il avait piqué du nez. On venait de le frapper dans le dos, juste en dessous des omoplates. En traître et en diagonale. Un coup à déboussoler un footballeur américain, asséné avec un instrument contondant non identifié.

Vous la souhaitiez comment votre nuit ? Celle-ci était noire et tiède. Eclairage urbain déficient. Il était un peu moins d'une heure du matin. Pas âme qui vive. Le couvre-feu entrerait en vigueur dans quelques minutes, Biaise marchait encore droit, ou il en avait la sensation, difficile de le savoir avec certitude, après tous ces verres éclusés au Bar des Flâneurs. Peut-être que son regard n'avait plus cette étincelle qui le distinguait du mérou. Il avait la tête ailleurs. Mais, bordel, où allaient toutes ces têtes qui étaient ailleurs ?

Biaise traversait le parvis de l’église sous le regard des diables et des anges taillés dans la pierre. Il n’a pas entendu s'approcher son agresseur, surgi de nulle part. L'expression était absurde, comme si le mec était tombé du ciel ou du sommet de l'abbaye, tel un ninja de jeu vidéo.

L’atterrissage de Biaise a été banal et forcé. Plus de peur que de mal. La peur, c’est quand le bitume se rapproche de vos yeux à la vitesse de la lumière. Le mal, c'est quand vos genoux et vos mains heurtent la chaussée avec un bruit sec ; et Biaise n’avait rien senti. Il ne sentait plus rien depuis un bout de temps. A quatre pattes, l'onde dans sa colonne vertébrale était remontée dans la nuque avant de lui percuter le cerveau et de supprimer des millions de neurones. Son corps a glissé doucement sur le ventre. Sonné pour le compte, mais sans douleur. Dans sa tête, comme un air de tango. Son corps jouait du bandonéon et il avait toujours détesté le tango.

L’assaillant s’est penché sur Biaise. Impossible de distinguer ses traits. Une capuche lui assombrissait le visage. Et n'y voyant toujours pas très clair, Biaise lui a trouvé une tête de géant, ou de nain. Elle lui paraissait disproportionnée, monstrueuse. Une boule obscure. Elle lui masquait le ciel et l'éclat des étoiles mortes depuis une éternité dans un univers propulsé par une énergie noire. La voix était ferme, l’haleine fraîche, le ton impérieux. La pointe d'accent a pimenté l'avertissement.

- On sait qui tu es. On sait ce que tu fais. Un conseil : montre-toi un peu plus raisonnable dans ce que tu écris, la persévérance n’est pas toujours avantageuse. Sinon, l'Ikeabana saura te remettre dans le droit chemin.

Un message simple. Pour que Biaise le retienne mieux, l’homme lui a flanqué un grand coup de pied dans les côtes.

- Compris, résidu de porcherie ?!

Reçu cinq sur cinq. Biaise a mis cette insulte sur le compte de son aura mauvaise.

L’assaillant a disparu en le laissant sur le carreau. Cela n'avait duré qu’une poignée de secondes. Sous la voûte céleste et un dieu absent, étendu de tout son long, le souffle coupé, Biaise ressemblait à la misère ordinaire et avinée devant laquelle les mamans détournaient la tête de leur progéniture en leur disant de ne pas regarder. Il a pris tout son temps pour recouvrer un peu ses esprits et rassembler ses forces. L’absence de douleur ne signifiait pas qu’il ne ressentait pas les effets immédiats de la violence. Biaise est rentré au bercail en trainant la patte.

Le lendemain, son corps portait les marques des coups. Il l’a constaté dans le miroir de la salle de bains. Il s’est palpé les côtes, a appuyé sur les zones bleuies. Pas de grimaces faciales, signes de douleur. Rien. Les couleurs hideuses, mauve éteint, jaune pisse, disparaitraient aussi vite qu’elles apparaitraient. S’il avait quelque chose de cassé, il n’avait aucun souci à se faire.

Biaise avait acquis une résistance hors du commun à la douleur. Quand un abruti lui demande son signe du zodiaque, il répond toujours qu’il est Chameau. Il n’a pas sa gueule de camélidé, un hymne à l'imagination de la nature et aux caprices de l'évolution ( la girafe n'est pas mal non plus ), mais il a l'impression qu'on lui a greffé son cerveau qui produit des tas d'endorphines annihilant la souffrance. Et il n’y a pas que l’absence de douleur, Biaise s’en était aperçu cinq mois plus tôt, le lendemain du soir où, complètement cuit, il avait raté la dernière marche de l'entrée de l’immeuble et chuté lourdement en avant. En tentant d’amortir le choc, il avait perçu un double-craquement à droite, dans le bras et la main. Il est allé dormir en pensant que tout serait oublié à son réveil. En ouvrant les yeux quelques heures plus tard, il avait vite compris que quelque chose clochait. Couché sur le dos, il ne pouvait plus bouger le bras. Il restait plié à angle droit sur sa poitrine. Biaise ne le sentait plus, ne parvenait plus à le remuer mais l’absence de douleur l’intriguait. Le bras en écharpe, il a filé à l'hôpital. Quand l’interne des radios est revenu en agitant les clichés en l'air, il lui a dit « Chapeau, vous avez du cran. Vous avez passé la nuit avec une triple-fracture. Main, avant-bras et coude. Joli score. » Sans qu'on ne lui demande rien, il a fait son numéro de clown Clooney dans Urgences, histoire de prouver que toutes ces années d'études n’avaient pas été vaines. « La main, c'est plus embêtant, surtout le scaphoïde. Le vôtre est pété en deux, bien net. Les os de la main, c'est galère, ça ne se ressoude jamais complètement. Parmi les 27 os qui composent la main, celui-là sert à la pince fine, sans lui, on peut plus tenir une petite cuiller, serrer un boulon, enfin vous voyez... » Biaise voyait très bien, et il avait autre chose en tête qui le tracassait, Putain, je vais être obligé de me branler de la main gauche. L’interne lui a dit de prendre rendez-vous avec un chirurgien afin de fixer la date d'une intervention. Biaise a hoché docilement la tête, dit merci, puis après avoir fait demi-tour, il a pris en douce le chemin de la sortie, l'air relax du mec qui sort fumer une clope. Les sensations revenaient déjà, il parvenait à articuler le bras et la main.

En deux semaines, son bras et sa main étaient comme neufs. Sans attelle, sans plâtre, sans opération, les os s’étaient ressoudés. Quant à sa main, rien à redire, elle fonctionne même mieux à présent. C’était une pince forte qu’il avait entre le pouce et les doigts. Biaise ne lâchait jamais un verre et son poignet avait retrouvé une vigueur de jeune homme, qui donnait des couleurs primesautières à ses séances de masturbation. Que demander de plus ? A l'intérieur de lui se déroulaient des processus dont il ignorait tout. Le commencement probable de la fin.

Jean Songe le 13/11/19

8/35, l'Homme Sang de Jean Songe rencontre la violence nocturne