Vues de la Sicile fantôme de Pietro Motisi
Sicilia Fantasma est une collection de visions personnelles de la Sicile, photographiées entre 2012 et 2018. Cette opération de " restitution " du territoire à travers une série de paysages, vit dans le désir de générer des relations à plusieurs niveaux de lecture entre l'observateur et les espaces représentés, des réflexions au-delà de la surface esthétique de la " vue " photographique.
Etablir un point de réflexion critique sur ce que nous sommes par rapport aux caractéristiques de nos espaces à notre époque.
La critique, telle que Luigi Ghirri la conçoit, doit être un nœud dialectique et non une hypothèse, apportant des éléments d'inquiétude plutôt que de dénonciation ou d'idéalisme comme une fin en soi. Ici, Sicily Phantom prend, dans la syntaxe de ses séquences, la position d'un manifeste politique.
David Goldblatt affirmait que "les événements en eux-mêmes ne sont pas aussi intéressants que les conditions qui y conduisent" et, en ce sens, ce travail est un miroir reflétant l'appartenance à un territoire, un exercice de lecture des espaces et de ce qui y est nécessaire afin de chercher, de comprendre et de repositionner nos actions, nos sensations, nos relations et nos responsabilités envers la terre et, par conséquent, envers nous-mêmes.
Pietro Motisi
Didascalie de Roberto Boccaccino
Les textes sont le fléau des images. On a toujours cru le contraire, que les images volaient l'attention des mots. Mais le dommage le plus grave, en vérité, se produit à l'inverse, lorsque pour ne pas lire une image on se réfugie dans la légende.
Et le texte nous explique enfin que dans ces images il y a une inquiétude, il y a un mystère, il y a une colère : c'est le sens. Alors l'inquiétude disparaît, le mystère et la colère aussi. L'image devient alors une histoire, un récit, un contenu.
Pourtant, les photographies ne sont pas du contenu, elles n'ont pas à l'être. Les photographies sont des cadres. Les photographies vous mettent en relation, elles vous obligent à ne regarder qu'un morceau et à vous demander si vous reconnaissez ce morceau ou non, si vous savez quelle partie de vous se trouve dans ce paysage, si c'est l'estomac qui accepte tout cela, ou les tripes qui sont parties, si c'est la gorge, ou le visage, ou le sang.
Et que ressent-on quand on sait que l'on appartient à quelque chose que l'on ne peut pas reconnaître ? Qu'en pensez-vous ? Êtes-vous en paix ? Vous retrouvez-vous ? Cela ressemble-t-il à une histoire d'Europe de l'Est ? Cela ne vous concerne pas ? Qu'est-ce que cela fait d'être impliqué dans un paysage qui ne se résout jamais, dans un amour qui ne parvient jamais à être le sien ?
C'est pourquoi les photographies doivent rester silencieuses. Parce que leur véritable sens réside entièrement dans cette explication rassurante qui n'arrive jamais, qui vous dirait ne vous inquiétez pas, cet endroit est loin, ou il est juste là. Une explication grâce à laquelle on se repositionne, mentalement, en annulant ce sifflement, cette dissonance. Alors que le sens des photographies aujourd'hui, c'est peut-être justement ce bruit de fond. L'inquiétude qui demeure.
Pouvoir se repositionner devant une image à l'aide de noms, ou de titres, ou de coordonnées géographiques, c'est annuler une réflexion, une relation réelle avec le territoire. C'est annuler, en somme, le paysage.
On croit être partout, mais on est presque toujours ici. Et le temps vient où nous avons assez de notre liberté d'être ce que nous voulons. Car elle aussi, comme toutes les autres, est une liberté illusoire, fictive. Une liberté dont la principale conséquence, si ce n'est la seule, est de nous éloigner.
Le territoire est le premier scénario dans lequel nous exerçons et pratiquons cette distance. Je ne sais pas si nous sommes libres, mais nous sommes certainement distants. Et si nous nous sommes effectivement éloignés en nous croyant libres, alors vive les photographies, celles qui n'ont pas de mots, parce qu'elles nous obligent.
Avant, pour terminer, une longue citation introductive au livre Lucelutto ( 89Books éditions) :
“Une relation de quinze ans, toujours inachevée, avec le territoire sicilien et le médium photographique. Une carte, une lecture de notre identité actuelle extrapolée à partir de l'apparence des espaces qui nous entourent, que nous habitons, dans la conscience de ce qui a émergé comme dans l'incertitude des interstices de la vie quotidienne. La Sicile comme fractale du système méditerranéen, comme encore un mélange de rencontres et de querelles, de contraste entre la pression du rationalisme européen et celle du magisme africain, pour citer une des expressions de Gesualdo Bufalino dans "La luce e il lutto", un livre dont j'ai tiré de nombreuses traces directrices, y compris la contraction du mot pour mon titre.” Pietro Motisi
En savoir plus sur le photographe ici et là
Jean-Pierre Simard, édition le 30/09/2024
Pietro Motisi - La Sicile fantôme