« Je fais des choix graphiques et artistiques pour que ce soit pertinent par rapport au sujet » Interview Lou Lubie pour son album “Racines”
Avec ce nouveau livre, l’autrice se penche sur les thématiques de l’identité et de l’acceptation de soi à travers une enquête sur les cheveux. À travers le portrait de son héroïne Rose, elle va montrer que les cheveux, selon leur nature, taille ou aspect peuvent être autant un marqueur social qu’un élément complexe de son identité sans oublier l’impact économique, social ou psychologique.
Venue de la Réunion et angoissée par l’image qu’elle renvoie, Rose comprend petit à petit que son obsession pour ses cheveux et sa difficulté à s’accepter n’est pas un cas à part. Les cheveux sont l’objet de nombreuses injonctions sociétales et sont loins d’êtres neutres ou anodins dans un monde dominé par les stéréotypes et la publicité, sans oublier les problématiques de sexisme ou de racisme qui viennent s’y ajouter. En parallèle du parcours de la jeune femme, on découvre sous forme de digressions des infos sur tous les aspects sociaux-économiques qui entourent les cheveux aujourd’hui mais aussi une réflexion sur les origines et l’identité.
Cette bande dessinée s’inscrit dans la veine d’album de vulgarisation que Lou Lubie développe depuis quelques années en s’attaquant à des sujets inédits comme Et à la fin, ils meurent – La sale vérité sur les contes de fées ou encore Comme un oiseau dans un bocal – Portraits de surdoués. Avec pour point de départ un album autobiographique Goupil ou face qui développait le sujet de la cyclothymie et les maladies bipolaires avec une approche ludique et documentée. En parallèle, elle écrit romans ou scénarios pour d’autres ou réalise des albums de fiction comme L’homme de la situation ou La Fille dans l’Écran (avec Manon Desveaux).
Je vous propose un entretien avec Lou pour découvrir les coulisses de Racines qui vient de sortir et découvrir comment elle travaille, se documente ou prépare ses livres. Ou encore quel est son rapport au dessin et quelques infos sur son prochain projet.
Avec Racines tu poursuis ton travail de BD de vulgarisation, c’est vraiment une veine où tu te sens à l’aise ?
Lou Lubie : C’est ma zone de confort, c’est le registre qui me demande le moins d’effort et c’est très naturel pour moi de raconter, d’expliquer des choses et de dessiner des schémas. Ce n’est pas nécessairement ce dont je rêvais lorsque j’ai commencé ma carrière et je ne pense pas que je vais faire ça toute ma vie. Je commence à avoir envie d’autres choses…
Avec ces thématiques autour de l’identité, mais aussi du racisme, du sexisme ou des injonctions à la norme, c’était des thèmes que tu accumulais depuis longtemps ?
L.L. : Ce sont des thèmes qui me sont venus très naturellement, je m’intéressais aux cheveux texturés et je suis aussi partie de mon histoire personnelle. J’ai noté tout ce que j’avais vécu vis-à-vis de mes cheveux et je suis partie de là pour inventer l’histoire de Rose d’une part et pour faire mes recherches d’autre part.
Au fil de mes recherches, j’ai découvert des choses stupéfiantes qui m’ont amené assez loin dans ma réflexion. Mais je n’ai pas commencé cet album en me disant que j’allais faire une BD anti-raciste ou militante. C’est venu naturellement parce que le sujet s’y prêtait.
Comment tu travailles concrètement, tu accumules beaucoup de documentation ? Tu écris une trame et tu y glisses des apartés sur des notions ?
L.L. : J’ai commencé en partant de mon histoire, puis j’ai taillé dedans parce que je ne voulais pas faire d’autobiographie et que mon parcours n’était pas si simple. J’ai expérimenté différentes coiffures et il y avait des paramètres de ma vie que je ne voulais pas mettre dans une BD parce que la vie est toujours plus compliquée que ce qu’on raconte dans un livre.
Je suis partie de mon vécu en écrémant certains éléments jusqu’à obtenir un fil narratif qui fonctionnait et qui n’était pas relié à moi. Pour chaque thématique que j’abordais et pour chaque type de coiffure que j’évoquais, je faisais des recherches. Au fur et à mesure, je notais mes recherches à l’endroit le plus cohérent du scénario et très vite mon document narratif est devenu un document de recherches avec beaucoup de sources, de thématiques et de réflexions.
Une fois l’architecture de la BD prête, il ne me manquait plus qu’à commencer!
J’aime beaucoup le découpage et la mise en scène de tes albums, car la forme s’efface souvent au profit de la lisibilité, mais tu te réserves aussi des moments plus graphiques ?
L.L. : Ma priorité c’est l’accessibilité. Je veux faire des BD qui réunissent tout le monde tout en étant compréhensibles. Mon passé de game designer y est pour beaucoup, car le game designer n’est pas du tout du graphisme. Il s’agit de la conception des règles d’un jeu vidéo : comment on y joue, qu’est-ce qui se passe quand on appuie sur un bouton, comment on gagne et comment on perd…
J’attache une grande importance à l’expérience du lecteurice, de la même manière que j’accorde une grande importance à l’expérience du joueur. Il existe des codes d’accessibilité dans le game design : le fait de ne pas nommer trop de personnages ou d’avoir des caractères design très différents pour qu’ils soient facilement identifiables. Je travaille également sur la police des textes pour qu’ils soient toujours lisibles, surtout pour mes amis dyslexiques.
J’essaye de faire en sorte que ce soit très accessible, très clair, avec un rythme soutenu et les moments plus graphiques sont davantage des « accidents de parcours » ! Lorsque je suis au dessin, je ne suis pas à la recherche du beau, je suis à la recherche de l’efficacité.
Tu travailles à la tablette graphique, tu peux nous en dire un peu plus sur ton processus de travail ?
L.L. : Je ne fais que du dessin numérique. Hormis les dédicaces, je ne suis pas du tout à l’aise avec le travail de dessin traditionnel. Je ne touche jamais à un crayon, je trouve ça très frustrant.
Je travaille sur Photoshop avec des méthodes agiles, c’est-à-dire que je procède par série de 8-10 planches en organisant les informations et en positionnant les espaces de parole pour que ça fasse sens.
Les méthodes agiles sont des méthodes de gestion de production qui consistent à fonctionner en « sprints », de petites unités qui permettent de délivrer un morceau fini du projet. Par exemple ici, je travaille sur un chapitre entier, et j’attends qu’il soit fini avant de passer à la suite. Ça s’oppose aux méthodes « en cascade » qui consisteraient à faire tout le scénario, puis tout le storyboard, puis tout le line, puis toute la couleur.
Mes BD se construisent petit à petit. Je ne fais pas beaucoup de recherches parce que moins je dessine et mieux je me porte. Je ne fais pas de croquis, j’improvise. Pour les personnages, je prends des références et je les redessine de manière un peu similaire, sans trop me poser de questions. C’est un processus qui avance au fil de ma pensée : je pense les choses petit à petit et je les exécute en me laissant couler dans un flot créatif.
Est-ce que c’est une méthode qui t’oblige à reprendre l’album pour faire du liant lorsque tu l’as terminé ?
L.L. : Ça a été le cas sur mes premiers albums. Aujourd’hui, je commence à avoir une maîtrise suffisante de l’expérience globale pour ne pas trop faire d’erreurs en cours de route.
Je préfère faire les faire les choses et qu’on me dise de les recommencer, plutôt que tout baliser en amont et ne pas procéder par étapes successives. Je me base sur mon script et ça suffit à avoir un rendu bien huilé, donc je corrige de moins en moins de choses au fil des albums.
Tu choisis de le faire à la 1ère personne, pourtant la narratrice est un personnage de fiction, c’est pour créer une distance après Goupil ou face où tu te mettais en scène ?
L.L. : Goupil ou face a été un projet très difficile à réaliser pour moi et après ça je ne voulais plus faire d’autobiographie. Pour autant, j’avais envie de me mettre dans la peau du personnage avec un récit à la 1ère personne, car ça permet de tisser une connivence avec les lecteurices, tout en livrant des ressentis très personnels.
Je n’aurais pas pu faire ça en utilisant la 3e personne et le fait de ne pas avoir de texte du tout n’aurait pas permis de rentrer dans l’album et toute la réflexion intérieure qu’il contient. Je trouvais ce « Je » intéressant, même si ce n’est pas le mien, mais celui de Rose, car il permet aux lecteurices de s’identifier au personnage.
Dans Comme un oiseau dans un bocal ou Goupil ou face, tu utilises des animaux, dans Racines tu reviens à des humains comme dans tes albums de fiction ?
L.L. : L’idée dans Goupil ou face, était de symboliser la maladie sous une forme extérieure au personnage. Au début, c’était un petit cerveau volant, mais j’ai finalement opté pour un renard qui était plus sympathique.
Pour Comme un oiseau dans un bocal, je traite la thématique de la psychologie, c’est pourquoi ça m’intéressait de représenter les personnages selon leurs personnalités et leurs états psychologiques. Le fait d’utiliser des animaux permet d’accéder directement à la psychologie des personnages parce que leur couleur de peau, leur ethnie ou la forme de leur nez ne sont pas importantes.
Pour Racines, je traite de l’ethnie, de la couleur de peau et de la texture de cheveux, donc c’était important d’avoir des humains. Peu importe les albums ou le registre, je fais des choix graphiques et artistiques pour que ce soit pertinent par rapport au sujet. Et si cela implique de changer de style de dessin ou d’aborder la couleur différemment, j’estime que tout est outil pour servir le propos.
On peut noter que tes albums récents font l’objet d’un travail sur la forme également, ici avec cette couverture nervurée, ou le format et les dorures d’Et à la fin, ils meurent, c’est toi qui arrives avec ces propositions ?
L.L. : Je n’ai pas eu cette chance-là pour mes premiers albums. Mais, avec Delcourt j’ai beaucoup de chance, parce qu’ils me laissent faire tous mes caprices ! Ils m’incluent dans la discussion, ils prennent mon avis en compte et sont très motivés pour me suivre dans mes compositions.
Mon expérience de lectrice m’a donné envie de designer une expérience complète parce que, selon moi, ce n’est pas juste une BD, c’est aussi un objet qu’on va avoir envie de regarder dans un magasin ou avec lequel on va avoir envie de jouer. Pour la couverture de Racines, je voulais que les gens aient du plaisir à toucher les cheveux parce que ça fait sens par rapport au propos de l’album.
Ce travail de couverture enrichit beaucoup l’expérience de lecture et la perception du livre. C’est très important de concevoir cette expérience-là comme une globalité et pas seulement comme un contenu dans lequel la forme importe peu.
Et comment tu arrives à ces couvertures ? Tu fais plusieurs tests pour que ça colle à tes idées ?
L.L. : Pour Racines, je suis restée sur ma première idée qui etait un croquis que j’avais réalisé d’une femme jeune nue avec des cheveux tout autour d’elle. Ça n’a pas bougé et l’idée de texturer la couverture est venue assez tardivement.
Je suis arrivée face à mon éditrice et je lui ai dit que j’aimerai beaucoup qu’on puisse toucher les cheveux. Je ne savais pas comme ça pouvait être réalisé, car je n’avais pas de compétences en termes de fabrication. C’est la responsable de fabrication qui a proposé de poser du vernis gonflant. On a donc réalisé des tests pour voir le rendu en fonction de l’épaisseur du trait pour avoir un contact intéressant et on est parti là dessus !
Tu fais aussi de la fiction, tu prépares un album où tu scénarises pour une autre dessinatrice, est-ce que tu écris de la même manière tes albums, ou la méthode change pour chaque projet ?
L.L. : C’est très différent ! C’est aux antipodes de Racines ou de mes albums de vulgarisation.
Pour ce nouvel album, je vais jusqu’aux story-boards, c’est comme si je faisais l’album sans faire le « joli » et que je restais à la version brute. Ce qui est différent avec ce projet, c’est que je ne le dessine pas pour moi. Je n’y mets pas les mêmes choses en avant. La dessinatrice avec laquelle je travaille est extrêmement talentueuse, elle réalise un travail grandiose, elle fait du painting numérique, elle travaille sur la lumière et les ambiances. C’est quelque chose à laquelle je n’ai pas accès avec mon trait. J’ai fait en sorte de lui laisser des espaces pour qu’elle puisse exprimer toute sa créativité, c’est pour cela qu’il y a des grandes doubles pages illustrées. C’est un travail que je ne m’infligerais jamais si j’étais seule à dessiner, parce que ça demande beaucoup de temps.
Une telle association demande de s’imprégner du travail d’un artiste pour en connaître ses forces, ses faiblesses afin de créer un album sur mesure pour celui-ci. Nous sommes en collaboration très proche avec ma dessinatrice, à tel point que j’ai parfois l’impression qu’elle est une extension de moi. Elle accomplit ce que j’aimerai pouvoir faire seule, mais que je ne suis pas en mesure de faire, tandis que je profite de son expertise, de ses envies et de sa créativité. C’est vraiment une collaboration très chouette !
C’est un album sur lequel on travaille depuis deux ans, il sort en fin d’année donc j’ai vraiment très hâte de le sortir et d’en parler.
Tu as régulièrement questionné ton dessin, ton rapport aux outils et à la technique dans le cadre du Forum Dessiné que tu animais, est-ce que tu continues à y dessiner, à travailler ton dessin ?
L.L. : Il faut savoir que je n’aime pas dessiner. Pour moi, le dessin est un outil au service de la BD et de la communication.
J’ai eu beaucoup de mal à me plier à cet exercice et c’est là que Le Forum Dessiné a été une expérience salutaire parce que j’étais entourée de personnes avec lesquelles je dessinais et ça me motivait beaucoup, car le dessin devenait un vecteur de communication et pas juste une fin en soi.
Les dessins que je faisais me prenaient quelques minutes, je n’étais pas dans l’effort graphique, mais dans l’immédiateté de la communication et c’est grâce à ce forum que j’ai commencé la BD parce que c’est là-bas que j’ai appris à dessiner.
J’anime moins le Forum Dessiné maintenant parce que je passe mes journées à dessiner et que, le soir quand j’ai fini de dessiner, j’ai envie de faire autre chose. Mais je reste dans les parages, j’échange avec les gens, je participe et je jette un coup d’œil à ce qu’il se passe. C’est un endroit qui m’a façonnée. C’est la création dont je suis la plus fière à ce jour, parce que malgré toutes mes BD, le Forum Dessiné est un événement bien plus fort, même s’il n’occupe plus la même place dans ma vie qu’à l’époque où je postais 3 dessins par jour durant toute une année.
Tu as gardé un côté participatif avec l’Atelier de Lou où tu partages avec des souscripteurs tes planches en cours. Tu y parles de technique ou de ton quotidien, tu leur demandes aussi des retours ?
L.L. : Oui, de plus en plus. J’ai développé cet espace là réservé à mes abonnés et pour lequel j’ai ajouté pleins de fonctionnalités qui permettent de réels échanges.
Là où avant, c’était des billets de blogs que je postais. Aujourd’hui, ce sont de vrais espaces de réflexion, enrichis par les propositions des gens et par nos discussions. Le métier de dessinateurice est un métier très solitaire, mais grâce à l‘Atelier de Lou, je reçois beaucoup de soutien et ça me fait beaucoup de bien parce que je me sens entourée de personnes motivées qui attendent la suite de mes projets.
Je travaillais sur des nouvelles pistes de scénario et des personnes concernées par les thématiques abordées m’ont proposé de témoigner. C’est un enrichissement incroyable d’avoir ces gens-là à mes côtés.
Si je garde cet espace, ce n’est plus tant pour le côté financier parce que je m’en sors beaucoup mieux depuis ma collaboration avec Delcourt, mais c’est vraiment pour leur présence et pour la richesse de nos échanges !
À propos des tes projets, est ce que tu travailles sur plusieurs choses en même temps ou tu choisis un projet et tu y vas à fond ?
L.L. : Ça dépend. Racines a été un projet marquant. Il existe des livres plus marquants que d’autres et Racines en fait partie. Il possède quelque chose de particulier, à tel point que j’ai eu du mal à rebondir après ça.
J’ai lancé beaucoup de lignes possibles, j’ai travaillé sur pleins de pré productions de différents projets, certains qui n’ont pas abouti et d’autres, qui sont toujours en cours. Je me pose mille questions : je me demande toujours si je commence un projet seul ou si je m’accompagne d’un ou d’une dessinatrice.
La promotion de Racines va commencer, je vais avoir moins de temps et moins d’espace mental pour travailler sur de nouvelles choses. Je ne sais pas ce qui arrivera ensuite, mais je me laisse le temps de respirer créativement. Après trois albums de vulgarisation, j’ai envie de faire d’autres choses, j’ai envie de me challenger parce que si je repars sur de la vulgarisation, j’ai peur de me scléroser artistiquement. Il faut que je me secoue la tête et que je me remette en difficulté !
Si vous êtes curieux, vous pouvez prolonger la découverte en allant faire un tour sur son site internet ici. Et n’hésitez pas à nous donner vos retours de lecture en commentaires.
Thomas Mourier, le 5/06/2024
Lou Lubie - Racines - Delcourt
Toutes les planches sont ©Lou Lubie / Delcourt - Les autres images ©Lou Lubie
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