Chloé Royer, les semelles dans les étoiles, chez Loewenbruck
Chloé Royer est une artiste multidisciplinaire. En transformant les matériaux ou en chorégraphiant le mouvement, elle explore le potentiel de métamorphose latent en toute chose, inanimée ou vivante. Chloé Royer brouille les identités et nous met à l'aise avec l'étrange.
Il y a trois ans s’est tenue la première exposition personnelle de Chloé Royer. Elle se déroulait dans une pièce aux murs délabrés, au plafond très élevé, au parquet inégal et dont on disait que Karl Marx avait été locataire. Cette exposition, pour laquelle j’avais écrit un texte, était née d’un geste nous liant l’une à l’autre et venu sceller plusieurs années d’amitié : des prototypes de chaussures retrouvés dans un ancien magasin familial et donnés à Chloé. Elle avait travaillé plusieurs mois, cherchant ce qu’elle pourrait bien en faire. Face au polystyrène, au plastique, au similicuir, elle avait opté pour le bois. C’était la première fois qu’elle sculptait avec.
Depuis, Chloé a pratiqué d’autres médiums, modelé d’autres formes, qui dans leurs différences sont restées fidèles à ses obsessions. Une installation publique dans un parc nord-westphalien (We would survive but without touch, without skin, 2021) ; une performance teintant des tissus de fruits, de jus, d’écorce, cramoisis sous plusieurs heures de soleil (Variations des cœurs, 2021) ; des reflets déformés par l’eau, noyés dans des portraits, imprimés comme des photographies (Magma, 2023) ; ces mêmes reflets chorégraphiés dans une vidéo (Limb, 2023) ; des silhouettes chromées respirant en plein air (Tout ce qui tombe, 2023) ; des créatures de céramique, leurs tentacules cuits dans l’émail (Domna, Osmonde et Etmel, 2023).
Pourtant, au printemps de 2024, ce sont ces jambes qu’elle choisit de rechausser. Comme si ces sculptures n’avaient fait que leurs premiers pas, qu’il faudrait que ces excroissances poussent encore un peu. Aux nouveaux os répondent de nouveaux empilements, mais la composition reste identique : un heureux alliage de matériaux disparates, où le silicone enlace le bois, hissé depuis des socles en souliers. On y retrouve ce qui s’est depuis imposé comme une des signatures de l’artiste : la minutie du geste mêlée à la marque de l’usure, un vocabulaire formel d’ondes et de galbes rencontrant certains artifices de la féminité. Je pense à ces faux ongles assemblés en coraux, emberlificotés dans des maillages monumentaux (Xenophora [kiss], Xenophora [mother], 2022) ; à cette tresse de Raiponce, sa blondeur répandue au sol, dépassant depuis la fenêtre d’une ancienne école de garçons comme un appel à la fuite (Xenophora, Sila, 2022).
Peut-être ces jambes présageaient-elles aussi des échappées ; qui sait si elles ne s’apprêtent pas à courir, à se prendre à leur cou, se défaire de leurs coups, de ce qui leur a coûté. En les regardant, je pense à cette citation que l’autrice Aurelia Guo fait de Lauren Berlant : « Ma mère est morte de féminité… Dans son adolescence tardive, elle s’était mise à fumer, parce qu’on vendait cela comme une aide pour perdre du poids. […] [et] s’était [aussi] mise à porter des talons hauts… Plus tard, elle s’est fait avorter et, en sortant de l’opération dans ces mêmes talons, elle était tombée dans un escalier, se blessant le dos de manière permanente. Des décennies après, lorsqu’elle était vendeuse à Bloomingdale’s, elle était forcée de porter […] plus de 220 kilos de vêtements par jour. […] [ce qui] malmena davantage son dos, avec pour résultat une surconsommation d’antidouleurs qui altérèrent ses reins […]. Plus comiquement, elle fut partiellement amputée de deux doigts à la suite d’une infection des ongles qui avait dégénérée après une french manucure1 […]. »
De l’anglais, il me revient alors cette étrange homonymie entre le substantif heel (« talon ») et le verbe to heal (« guérir ») ; comme si le second appelait nécessairement le pansement du premier. Il me revient aussi ces différentes expressions qui s’accordent à faire de la chaussure le lieu d’un face-à-face. Le dicton voudrait ainsi qu’on marche plus d’un kilomètre dans celles de quelqu’un·x·e d’autre avant de pouvoir le·a juger (To walk a mile in somebody else’s shoes). Et c’est littéralement la tête au-dessus des talons que l’on bascule lorsqu’on tombe amoureux·euse (To fall head over heels for someone2). Chloé renverse à son tour l’énoncé pour donner à l’exposition son titre : « Heels over head » — une inversion des termes qui joue sur l’ambivalence du mot over. Non seulement les talons sont-ils au-dessus de la tête, mais ils lui sont préférés — selon la phrase to pick something over something else3. C’est rappeler que Gina 105, Lispsia 70, Sumoh, Serena TR et Aude 90 n’ont pas de visage ; que leurs mimiques sont toutes dans leur posture, leur agencement ou dans ce tracé anatomique, qui parfois se détaille, vertèbre après vertèbre ; et parfois s’affirme avec la netteté du dessin. Certaines articulations s’encastrent ainsi à la manière d’un pantin. Elles empruntent au Kapla, au lance-pierre, à ces poupées qu’on rafistole après les avoir démembrées. Quelques années plus tard, ces sculptures continuent d’invoquer l’âge de l’enfance et le régime du jeu.
Peut-être assument-elles davantage leur bricolage, leur caractère d’artifice, puisqu’elles exhibent ici le secret qui les maintient : ces plaques d’acier, au départ masquées par un assemblage de tapis, et au-dessus duquel les jambes donnaient l’impression de flotter. « Heels over head » a fait grandir l’ancrage plutôt que l’illusion. Elle a délaissé l’énigme pour montrer les ficelles du métier. Si l’on s’approche, on verra bien le lissage du bois, la précision des découpes. Il n’y a plus tant de heurts dans ces sculptures, rien d’une écharde qu’on peinerait à déloger. Ces sparadraps translucides camouflent-ils alors vraiment quelque chose ? Ils nous appellent plutôt à regarder les plaies qu’on ne voit pas, et soulignent ces blessures invisibles à l’œil nu. Ces bandages relèvent davantage du fard que du masque, du garrot que du pansement — venus tenir les membres ensemble sur un fil de métal. Dans leur palette, je retrouve un peu du rituel de beauté que décrit Daphné B. dans son livre Maquillée : « Quand je me poudre, que je me crème, je me rapproche de ce corps que je passe ma vie à ignorer. Je lui redonne de l’importance, un peu de dignité. Je lui trace un sourire et je rougis ses joues. Je prends soin de lui, de moi, de nous. Je me dédouble pour mieux m’enlacer4. » Comment ne pas voir ce même mouvement d’étreinte dans les assemblages de Chloé ?
1 Lauren Berlant, « For Example », Supervalent Thought, 2012, citée par Aurelia Guo in World of Interiors, Bruxelles et Londres, Divided Publishing, 2022, p. 13, notre traduction.
2 L’expression anglo-saxonne to fall head over heels désigne le fait de tomber soudainement et passionnément amoureux·euse.
3 En anglais, to pick something over something else signifie choisir une chose plutôt qu’une autre.
4 Daphné B., Maquillée. Essai sur le monde et ses fards, Paris, Grasset, 2021, p. 120.
Salomé Burstein le 12/06/2024
Chloé Royer - Heels over Head -> 20/07/2024
Galerie Loewenbruck - 6, rue Jacques Callot 75006 Paris