La trilogie "Xenogenesis" d'Octavia Butler enfin traduite en français !

En une mobilisation quasi-totale des motifs de la science-fiction, une formidable fresque politique et philosophique du métissage et de l’impérialisme « bienveillant » – et de ce que s’y joue de nos préjugés.

Pas de note de lecture proprement dite pour « L’Aube », « L’Initiation » et « Imago », les trois ouvrages composant ensemble la trilogie Xenogenesis d’Octavia Butler, publiés en 1987-1989 et traduits chez Au Diable Vauvert par Jessica Shapiro en 2022-2024 (comblant ainsi enfin un manque essentiel dans l’exposition de l’œuvre de la grande autrice afro-américaine dans notre pays) : ils font en effet l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 3 mai 2024 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations des textes, bien sûr).

En vie !
Toujours en vie.
En vie… encore une fois.
L’Éveil fut difficile, comme d’habitude. La déception ultime. Inspirer suffisamment d’air pour chasser les sensations cauchemardesques d’asphyxie représentait une véritable épreuve. Lilith Iyapo resta étendue, haletante, tremblante après un effort aussi colossal. Son cœur battait trop vite, trop fort. Elle se roula en boule, comme un fœtus, impuissante. Le sang se remit à circuler dans ses bras et ses jambes par minuscules bourrasques d’une douleur exquise.
Une fois que son corps se fut calmé et eut accepté la réanimation, elle regarda autour d’elle. La pièce semblait mal éclairée ; or, elle ne s’était encore jamais Éveillée dans la pénombre. Elle se reprit. La pièce ne semblait pas mal éclairée, elle était mal éclairée. Lors d’un précédent Éveil, elle avait décrété que tout ce qui se passait, tout ce qu’elle percevait constituait la réalité. Elle s’était déjà demandé – combien de fois ? – si elle n’était pas folle ou droguée, malade ou blessée. Rien de tout cela n’avait d’importance. Ca ne pouvait pas avoir d’importance alors qu’elle se trouvait ainsi confinée, laissée sans défense, seule et dans l’ignorance.
Elle s’assit, chancela, prise de vertige, puis tourna la tête pour examiner le reste de la pièce.
Les murs étaient de couleur claire – blancs ou gris, peut-être. Le lit, une plateforme solide qui s’enfonçait légèrement sous les doigts et qui semblait sortir du sol, n’avait pas changé. Il y avait, à l’autre bout de la pièce, une embrasure de porte qui menait sans doute à une salle de bains. Elle avait généralement droit à une salle de bains. Les deux fois où elle n’y avait pas eu droit, elle en avait été réduite à choisir un coin de son box dépourvu de portes et de fenêtres.
Elle s’approcha de l’embrasure, scruta la pénombre uniforme, et constata qu’il s’agissait effectivement d’une salle de bains. Celle-ci ne comportait pas que des toilettes et un lavabo, mais aussi une douche. Quel luxe.
Quoi d’autre ?
Presque rien. Une autre plateforme, environ trente centimètres plus haut que le lit, et qui aurait pu servir de table, même s’il manquait une chaise. Avec des choses dessus. D’abord, elle vit la nourriture. Les céréales ou le rata habituels, au goût impossible à identifier, contenus dans un bol comestible qui, si elle le vidait sans le manger, se désintégrerait.
Et il y avait quelque chose à côté du bol. Comme elle n’arrivait pas à le voir clairement, elle le toucha.
Du tissu ! Une pile de vêtements pliés. Elle s’en empara, d’impatience les fit tomber, les ramassa et entreprit de les enfiler. Une veste mi-longue de couleur claire et un pantalon long et ample taillés dans un tissu frais, délicieusement doux, qui lui fit penser à de la soie ; elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle soupçonnait que ce n’était pas de la soie. La veste auto-adhérente resta fermée quand elle s’en enveloppa mais s’ouvrit facilement quand elle écarta l’un de l’autre les deux plastrons. Leur façon de se détacher lui rappela le velcro, mais le système d’accroche n’était pas visible. Le pantalon se fermait de la même manière. Jusqu’à présent, elle n’avait pas eu droit à des vêtements. Elle en avait réclamé, mais ses ravisseurs l’avaient ignorée. Dans ses nouveaux habits, elle se sentit plus protégée que jamais depuis le début de sa captivité. Elle savait qu’il s’agissait d’un sentiment trompeur, pourtant elle avait appris à savourer tout plaisir qu’elle pouvait glaner, tout adjuvant à son amour-propre.
Quand elle ouvrit et referma sa veste, ses doigts touchèrent la cicatrice qui courait le long de son abdomen. Elle l’avait acquise entre son deuxième et son troisième Éveil, l’avait examinée avec crainte, se demandant ce qu’on lui avait fait. Qu’avait-elle perdu ou gagné, et pourquoi ? Et que pouvait-on lui faire d’autre ? Elle ne possédait plus son propre corps. On pouvait même lui couper la chair et la suturer sans qu’elle le sache ou y consente.

Il aura fallu quasiment trente-cinq ans pour que cette série pourtant fondamentale d’une autrice qui ne l’est pas moins soit enfin traduite en français. Saluons donc ici le travail opiniâtre des éditions Au Diable Vauvert qui, depuis qu’elles s’affairent autour de l’œuvre d’Octavia Butler, avec la publication en 2003 de « La parabole du semeur » (1993), sont bien en voie de mettre fin à des décennies d’un ahurissant mélange de silence et de n’importe quoi éditorial (ouvrages parus dans un joyeux désordre, traductions incomplètes ou fautives, omissions de certains tomes au sein de cycles en plusieurs volumes, etc.) qui avait longtemps caractérisé leurs prédécesseurs.

‍‍‍ Cette trilogie est fondamentale pour saisir la puissance heuristique du métissage et de l’hybridation, au sens génétique cher à la science-fiction d’abord, mais encore davantage au sens philosophique et historique qui fait pousser de si nets cris d’orfraie à tous les tenants des « chocs des civilisations » et autres lectures à sens unique de l’Histoire – et de ce qu’on peut en déduire. Cet aspect étant celui que je souligne le plus dans l’article du Monde des Livres sus-cité, je ne l’évoquerai pas davantage ici.

Ses tentacules ondulèrent. « Tout ce que je peux vous dire, c’est que votre peuple possède une chose qui nous est chère. Pour vous donner une idée de l’importance que nous lui accordons, sachez que d’après votre façon de mesurer le temps, cela fait plusieurs millions d’années que nous n’avons pas osé nous mêler des agissements autodestructeurs d’un autre peuple. Beaucoup d’entre nous se sont demandé s’il était bien sage de le faire cette fois-ci. Nous pensions… que vous étiez parvenus à un consensus, que vous aviez accepté de mourir.
– Aucune espèce ne ferait une chose pareille !
– Si. Certaines l’ont déjà fait. Et quelques-unes d’entre elles ont, par la même occasion, emporté certains de nos vaisseaux et équipages avec elles. Nous avons appris la leçon. Le suicide de masse est l’une des rares choses dont nous évitons de nous mêler.
– Et maintenant, vous comprenez ce qui nous est arrivé ?
– Je suis conscient de ce qui s’est passé. Tout cela m’est… étranger. Effroyablement étranger.
– Oui. Je ressens la même chose, alors qu’il s’agit de mon peuple. Ça dépassait l’entendement…
– Parmi les personnes que nous avons récupérées, certaines se cachaient dans les entrailles de la terre. Une grande partie de la destruction était de leur fait.
– Et ces gens sont encore en vie ?
– Quelques-uns.
– Et vous comptez les renvoyer sur Terre, eux ?
– Non.
– Pourquoi pas ?
– Ceux qui sont encore en vie sont désormais très vieux. Ils nous ont servis longtemps ; d’eux, nous avons appris la biologie, la langue, la culture. Nous les avons Éveillés par petit nombre et les avons laissés vivre leur vie ici, à différents endroits du vaisseau, pendant que vous dormiez.
– Pendant que je dormais… Jdahya, j’ai dormi combien de temps ?

Octavia Butler est sans aucun doute l’une des inspiratrices voire des « fondatrices » (si le mot avait vraiment un sens en la matière) de ce mouvement littéraire et extra-littéraire que l’on appelle aujourd’hui l’afrofuturisme. Toutefois, si des textes tels que « Liens de sang » (1979) ou « Novice » (2005), ou naturellement ceux des deux « Paraboles », celle du « Semeur » (1993) et celle des « Talents » (1998), reflètent très directement le pas de côté afro-américain qui peut être introduit pour notre plus grand bénéfice collectif dans notre compréhension de ce qui se joue aujourd’hui entre passé et futur, la trilogie « Xenogenesis » – comme, d’une autre manière, celle du « Patternist » (1976-1984) qui la précédait en écriture – est plus indirecte dans ce domaine, projetant la métaphore de la domination esclavagiste à un haut degré philosophique d’universalité englobante, et d’une puissance à mon sens accrue, si elle est sans doute moins immédiatement spectaculaire.

Si la trilogie « Xenogenesis » mobilise de manière intense les ressources de la psychologie humaine individuelle et collective (au long cours : l’étagement réalisé en la matière par les trois volumes est tout à fait spectaculaire), tout particulièrement lorsqu’elle est confrontée rationnellement comme irrationnellement à la notion même d’humanité, ainsi que celles de la philosophie (avec une étonnante touche spinoziste d’intellection de la nécessité qui se fait jour à plusieurs reprises dans l’évolution de la relation entre survivants humains et « envahisseurs-sauveteurs » oankali), c’est certainement dans son approche en profondeur de l’impérialisme bienveillant qu’elle exprime toute sa puissante saveur. On pourra ainsi la lire avec vif intérêt en parallèle et/ou en comparaison du cycle de l’Élévation de David Brin, du cycle de la Culture de Iain M. Banks et du cycle « Canopus dans Argo : Archives » de Doris Lessing, par exemple.

Cela faisait à présent trois jours qu’elle était seule dans la grande salle, à réfléchir, lire, écrire ses pensées. Elle avait pu garder tous ses livres, ses papiers et ses stylos. On lui avait également laissé quatre-vingts dossiers – de courtes biographies qui comprenaient des conversations retranscrites, de brèves histoires, des observations et des conclusions faites par des Oankali, ainsi que des photos. Les sujets ainsi répertoriés n’avaient aucune famille encore en vie. Ils ne se connaissaient pas et ne connaissaient pas Lilith.
Elle avait lu un peu plus de la moitié des dossiers à la recherche de candidats à Éveiller, mais aussi de quelques alliés potentiels, des gens à qui elle pourrait peut-être accorder sa confiance. Elle avait besoin de partager le fardeau de ce qu’elle savait, de ce qu’elle avait à faire. Elle avait besoin d’individus attentionnés qui écouteraient ce qu’elle avait à dire et n’agiraient pas de façon violente ou stupide. Elle avait besoin d’individus capables de lui donner des idées, de pousser son esprit dans des directions auxquelles elle n’aurait pas songé. Elle avait besoin d’individus capables d’exprimer leur désaccord s’ils trouvaient qu’elle se montrait idiote – des individus dont elle respecterait l’opinion.
D’un autre côté, elle ne voulait Éveiller personne. Elle avait peur de ces gens et avait peur pour eux. En dépit des informations que contenaient les dossiers, il y avait tellement d’inconnues. Son travail consistait à former une unité cohérente et à les préparer à rencontrer les Oankali, à être leurs nouveaux partenaires commerciaux. C’était impossible.
Comment pouvait-elle Éveiller des gens et leur apprendre qu’ils faisaient partie d’un projet d’ingénierie génétique concocté par une espèce si différente que les humains auraient du mal à les regarder confortablement avant un bon bout de temps ? Comment pouvait-elle Éveiller ces gens, qui avaient survécu à la guerre, et leur confier qu’à moins de parvenir à échapper aux Oankali, leurs enfants ne seraient pas humains ?
Mieux valait ne rien leur dire à ce sujet, ou en tout cas le moins possible, pendant quelque temps. Mieux valait ne pas les Éveiller du tout avant de savoir comment les aider, comment ne pas les trahir, comment les amener à accepter leur captivité, à accepter les Oankali, à accepter quoi que ce soit avant d’être renvoyés sur Terre. Puis à prendre leurs jambes à leur cou dès que l’occasion se présenterait.
Ses pensées suivirent le circuit habituel : il n’y avait aucun moyen de fuir le vaisseau. Absolument aucun. Les Oankali le contrôlaient grâce à la composition chimique de leur propre corps. Ces commandes ne pouvaient être ni mémorisées ni sabotées. Même les navettes qui voyageaient entre la Terre et le vaisseau étaient des extensions du corps des Oankali.
À bord du vaisseau, un humain risquait d’être remis en animation suspendue à l’intérieur d’une plante, ou même tué. Leur seul espoir était donc la Terre. Une fois sur place – quelque part dans le bassin amazonien, d’après ce qu’on lui avait dit -, ils auraient au moins une chance de s’en sortir.
Ce qui signifiait qu’ils devaient se contrôler, apprendre tout ce qu’elle pouvait leur enseigner, tout ce que les Oankali pouvaient leur enseigner, puis utiliser ces connaissances pour fuir et survivre.

La trilogie « Xenogenesis » est sans doute l’une des œuvres de science-fiction qui mobilise de la manière la plus exhaustive l’ensemble ou presque des motifs « traditionnels » de la science-fiction pour composer – c’est bien de circonstance – un rarissime melting pot : space opera, post-apocalyptique, transmissions dynastiques, premier contact extra-terrestre, guerre entre communautés, exploration du système solaire,… Excusez du peu ! Elle illustre ainsi avec éclat – comme tant d’autres œuvres majeures (songez ne serait-ce qu’au « Cycle du Nouveau Soleil » de Gene Wolfe , au « Orbitor » de Mircea Cǎrtǎrescu – et peut-être plus encore à son « Solénoïde » -, à l’« Abattoir 5 » de Kurt Vonnegut ou à l’ensemble du post-exotisme d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes) la vanité fréquente des micro-classifications en genres, sous-genres et sous-sous-genres à l’intérieur du vaste ensemble des littératures de l’imaginaire (ce qui n’enlève rien, notons-le, aux précieuses qualités d’un ouvrage tel que le « Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire » d’Apophis, un peu paradoxalement).

Elle ne comprit pas tout de suite. Comme s’il avait commencé à parler une langue qui lui était inconnue.
« Tu… quoi ?
– Je t’ai mise enceinte de Joseph. J’aurais préféré attendre, mais je voulais utiliser sa semence, et pas une empreinte. Un enfant conçu à partir d’une empreinte ne vous aurait pas été aussi étroitement apparenté. Et je ne peux pas garder les spermatozoïdes en vie éternellement. »
Elle le fixait, bouche bée. Il parlait avec désinvolture, comme s’il discutait de la météo. Elle se leva et voulut s’éloigner de lui, mais il l’attrapa par les poignets.
Elle tenta alors de se dégager violemment, s’apercevant aussitôt qu’elle n’y parviendrait pas. « Tu as dit… » Essoufflée, elle dut recommencer. « Tu as dit que tu ne le ferais pas. Tu as dit…
– Que je ne le ferai pas avant que tu sois prête.
– Je ne le suis pas ! Je ne le serai jamais !
– Tu es prête à porter l’enfant de Joseph. La fille de Joseph.
– Sa fille… ?
– J’ai mélangé une fille pour te tenir compagnie. Tu es très seule depuis quelque temps.
– À cause de toi.
– C’est vrai. Mais une fille te tiendra compagnie longtemps.
– Ce ne sera pas ma fille. » Elle tira de nouveau sur ses bras, mais il ne la lâchait pas. « Cette chose ne sera pas humaine. » Elle regarda son propre corps, horrifiée. « Elle est en moi, et elle n’est pas humaine ! »
Nikanj l’attira à lui, enroulant un bras sensoriel autour de sa gorge. Elle crut qu’il allait lui injecter un produit qui lui ferait perdre connaissance. Elle attendit l’obscurité qui s’ensuivrait avec impatience.
Mais Nikanj ne fit que la rasseoir sur le rondin. « Tu auras une fille. Et tu es prête à être mère. Jamais tu ne l’aurais avoué. Tout comme Joseph ne m’aurait jamais invité dans son lit, même s’il en mourait d’envie. Il n’y a chez toi que tes paroles qui rejettent cet enfant.
– Mais elle ne sera pas humaine, chuchota-t-elle. Ce sera une chose. Un monstre.
– Ne commence pas à te mentir à toi-même. C’est une dangereuse habitude. L’enfant sera à toi et à Joseph. À Ahajas et Dichaan. Et comme c’est moi qui l’ai mélangée, qui l’ai façonnée, qui ai veillé à ce qu’elle soit belle et sans conflits mortels, elle sera à moi. Ce sera mon premier enfant, Lilith. La première à naître, du moins. Ahajas est enceinte, elle aussi.
– Ahajas ?  » Quand avait-il trouvé le temps ? Il n’avait pas chômé.
« Oui. Joseph et toi êtes aussi les parents de son enfant. » Il se servit de son autre bras sensoriel pour l’obliger à lui faire face. « L’enfant qui vient de ton corps ressemblera à Joseph et toi.
– Je ne te crois pas !
– Les différences resteront cachées jusqu’à la métamorphose.
– Oh mon Dieu. Ça aussi ?
– L’enfant qui naîtra de toi et celui qui naîtra d’Ahajas seront frère et sœur.
– Les autres ne reviendront pas pour ça. Moi, je ne serais pas revenue.
– Nos enfants seront meilleurs que nous tous, poursuivit Nikanj. Nous modérerons vos problèmes hiérarchiques et vous atténuerez nos limites physiques. Nos enfants ne s’autodétruiront pas à la guerre et s’ils ont besoin de faire repousser un membre ou de se modifier d’une autre manière, ils le pourront. Il y aura d’autres avantages aussi.
– Mais ils ne seront pas humains, insista Lilith. C’est ça qui compte. Tu ne peux pas comprendre, mais c’est ça qui compte. »

Hugues Charybde, le 8/05/2024
Octavia Butler - Trilogie Xenogenesis - Le Diable vauvert

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