Ourler d'un noir moins profond: redécouverte de Gérard Arseguel
Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile.
Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner.
Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.
Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:
"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"
Soit:
"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"
C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:
"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)
Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.
Claro, le24/04/2024
Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€