Exilés russes à Berlin en mode gonzo. Des reportages "invendables"...
Un reportage du troisième type, à la rencontre des opposants russes exilés à Berlin. Savoureux et inhabituel.
Nous sommes trois jeunes reporters français, moins expérimentés que certains, sans doute plus bordéliques que d’autres mais tout aussi consciencieux et passionnés. Avec la publication de ce numéro zéro, nous fêtons la réalisation d’une idée sérieuse née dans l’ivresse. Son aboutissement, nous le devons à l’excellente graphiste et amie Faustine Deletrain qui sait donner corps aux envies disparates.
Au fond, nous songions à ce magazine depuis que nous avons débuté dans le métier, bercés par l’illusion de ce qu’il a été. Après quelques années de pratique, nous sommes un peu désabusés de servir l’agenda des rédactions. 90 % de notre travail échoue au fond des tiroirs, souvent les parties les plus savoureuses, celles qui ont le plus de sens pour nous. Nous avons décidé de publier tout ça nous-mêmes.
Nous vous racontons nos reportages avortés sous forme de récits de voyage. À proprement parler, ce n’est ni du journalisme ni de la littérature. C’est entre les deux. Nous cherchons encore comment présenter cela positivement. Disons qu’il s’agit d’ouvrir un espace pour publier nos carnets de reportages et, peut-être un jour, ceux des autres. Le premier vous emmène à Berlin à la rencontre des artistes russes exilés. Pourquoi pas les Ukrainiens ? Attendez, lisez donc.
Nous tentons de vous livrer un récit honnête et vivant de ce que sont nos journées décousues. Nous parlons joyeusement des sujets graves, soigneusement des choses futiles et nous pensons que ce mélange des genres pourrait vous plaire. Si la lecture vous enthousiasme, faites-le nous savoir. Si elle vous déplaît, dites-le aussi discrètement. Nous aimerions qu’Invendable se vende, mais surtout qu’il se développe et perdure jusqu’aux prochains voyages.
Des reportages « invendables », donc. Soit qu’ils soient en tout ou partie à contre-courant d’un air du temps, d’un sentiment partagé (hégémonique sans le dire), d’un consensus pas si mou que cela, soit qu’ils fassent la part (trop) belle à l’envers du décor, à la fabrication du récit, à l’aspect purement matériel (avec ses ruptures de rythme, ses sauts et ses déjantages) de la production du témoignage littérarisé. C’est le pari plutôt fou et extrêmement séduisant lancé par trois jeunes journalistes (parmi lesquels on trouve – aux côtés de Nicolas Cortes et de Louis Borel – Léo Thomas, qui avait déjà attiré notre attention il y a quelques années en créant sa superbe pièce « Les fugitifs » dans le cadre du beau festival de jeune théâtre « Traits d’Union », proposé en 2018 pour la deuxième fois par la compagnie Les Entichés et la salle El Duende à Ivry-sur-Seine) : en choisissant de démarrer leur quête par un road trip vers Berlin, effectué dans le joyeux inconfort d’une Fiat Panda livrée aux autoroutes et aux chemins de traverse, en France, en Belgique et en Allemagne, road trip conçu pour atteindre Berlin (d’où ce titre savoureux en forme de clin d’œil au documentaire de Peter Stuart comme à certains ouvrages célèbres de fiction-reportage de guerre : « En berline à Berlin ») et y rejoindre un certain nombre d’artistes exilés là par la guerre qui fait rage en Ukraine – mais d’artistes russes, et non ukrainiens, précisément, au grand désarroi – ou davantage – des responsables « enquêtes » de la plupart des médias français -, le programme est subtilement tentant. Son exécution se révèle ici, dans le n°0 de leur revue « Invendable », parfaitement à la hauteur : passionnante, foisonnante, intelligente et amoureusement dérangeante.
Polina Borodina nous attend, attablée avec des amies. Les premières minutes, on la sent tendue, sur ses gardes. « Comme souvent » remarque Louis et c’est vrai. Elle a eu de mauvaises expériences avec des journalistes. « Enregistrez la conversation, comme ça vous serez sûrs de bien reprendre mes citations », réclame-t-elle en voyant Léo gribouiller sur son carnet. On la rassure. Elle hoche la tête, encore un peu nerveuse. Elle a une coupe au bol. Ce n’est pas important mais ça se remarque tout de suite. Peu à peu la discussion se fluidifie. Nicolas est allé faire un tour dehors parce qu’on s’est dit que débarquer à trois ça faisait beaucoup. Elle nous raconte le sujet de l’une de ses pièces sur des prisonniers politiques mise en scène en 2015 au Teatr doc de Moscou, l’un des lieux de création underground de la capitale. Puis elle évoque sa crainte d’avoir son portable surveillé, l’échec des manifestations à la fin février 2022, son initiative de collecter des témoignages vidéo contre la guerre auprès de ses amis russes opposés à la guerre, les messages de ces derniers qui la supplient « S’il te plaît, Polina, ne publie pas ma vidéo. J’ai réfléchi, j’ai une famille, j’ai des enfants ». Certaines histoires sont tellement anecdotiques qu’elles nous paraissent d’autant plus signifiantes, parce que seuls d’anciens Soviétiques peuvent saisir ce genre de choses. « Au début de la guerre, j’ai mis un classeur jaune et un classeur bleu sur le rebord de ma fenêtre, les couleurs de l’Ukraine. » On sourit. « Ah d’accord ». Elle continue « Alors, sur la discussion de groupe du voisinage, une voisine a proposé de me dénoncer à la police. »
« Qu’est-ce qu’ils font les Russes contre la guerre ? demandait une jeune réalisatrice ukrainienne rencontrée à Paris. En Ukraine, on se bat pour nos vies mais est-ce que vous les voyez se battre eux ? Qu’est-ce qu’ils risquent franchement ? » Dans ces moments là, on parle des prisonniers politiques, de la torture documentée dans les prisons, d’Ilia Iachine, de Vladimir Kara-Mourza et de ses vingt-cinq années de taule pour avoir dénoncé les crimes de l’armée russe. « Et à Paris, il risquent la prison les émigrés qui manifestent ? Vous les voyez devant l’ambassade de Russie ? Vous les voyez à Berlin dans la rue ? » C’est Aline Le Bail-Kremer qui parle, en octobre 2022, dans un délicieux restaurant breton du 9e arrondissement. L’argument du bras droit de BHL est irréfutable. Non, nous ne voyons pas beaucoup de Russes pacifistes dans les rues. Nous les voyons peu à la télévision, peu dans les journaux, peu, très peu, trop peu, « c’est vrai », reconnaissent tête basse plusieurs d’entre eux. Olesia, la vingtaine, aurait aimé trouver une explication mais rien ne venait ce jour-là, à la sortie d’un concert pacifiste. « C’est vrai, regrettait la jeune Russe au drapeau bleu et blanc, je ne sais pas pourquoi, nous n’arrivons pas à nous organiser. Nous manquons de leaders, nous nous engageons à petite échelle mais nous sommes divisés, nous n’arrivons pas vraiment à faire bloc. »
Hugues Charybde le 12/06/2023
Collectif - Revue Invendable n°0 : Berlin en berline - éditions Invendable