Un bon Indien est (forcément) un Indien mort de Stephen Graham Jones
« Un Indien tué lors d’une dispute devant un bar » : sous ce titre de fait divers quelconque ou presque (à propos duquel néanmoins la voix off de la narration nous prévient tout de suite : « C’est une façon de voir les choses »), c’est de la mort de l’un des membres d’un quatuor d’amis d’enfance qu’il s’agit. Un véritable récit d’horreur immémoriale inscrit au cœur d’une crise contemporaine d’identité amérindienne.
La manchette consacrée à Richard Boss Ribs dirait : UN INDIEN TUÉ LORS D’UNE DISPUTE DEVANT UN BAR.
C’est une façon de voir les choses.
Ricky s’était fait engager dans une équipe de forage dans le Dakota du Nord. Comme il était le seul Indien, on l’avait surnommé Chef. Et comme il était nouveau, et juste de passage, sans doute, c’était toujours lui qu’on envoyait guider la chaîne. Et chaque fois qu’il revenait avec tous ses doigts, il faisait le tour de la plateforme pouces dressés pour montrer qu’il avait de la chance, et que rien de tout ça ne pourrait jamais l’atteindre?
Ricky Boss Ribs.
Il avait fichu le camp de la réserve dès que son petit frère Cheeto avait fait une overdose dans le salon de quelqu’un, où la télé, avait-on expliqué à Ricky, diffusait les images de cette caméra de surveillance qui reste braquée sur le parking du supermarché IGA en permanence. C’était justement ce détail que Ricky ne cessait de ressasser : seuls les très vieux parmi les anciens regardaient cette chaîne. Cela leur rappelait combien la vie sur la réserve était ennuyeuse ; c’était de la merde, c’était rien. Son petit frère ne regardait même pas la télé normale, il n’arrivait pas à rester assis devant l’écran ; au mieux, il aurait lu des BD.
Au lieu de traîner ses bottes lors de la veillée funèbre et de faire tache sur la parcelle de terre familiale derrière East Glacier – tout le monde se garait sur le chemin de l’exploitation forestière, si bien qu’ils devraient rouler jusqu’aux tombes pour revenir -, Ricky avait filé dans le Dakota du Nord. Son plan, c’était d’aller à Minneapolis – il connaissait des types là-bas -, mais à mi-chemin, il était tombé sur cette équipe de forage pétrolier qui embauchait, et ils lui avaient dit qu’ils aimaient bien les Indiens, en raison de leur résistance naturelle au froid. Comprenez : ils ne se volatilisaient pas en hiver.
Ricky, assis dans la caravane orange semblable à une niche de chien pour cet entretien, avait acquiescé. Les Blackfeet ne craignaient pas le froid, en effet ; et non, il ne les planterait pas au beau milieu de la semaine. Il s’était gardé de préciser que vous ne deveniez pas résistant au froid à force de porter une veste pourrie ; vous cessiez de vous plaindre au bout d’un moment, voilà tout, car ça ne vous aidait pas à vous réchauffer. De même, il ne leur avait pas dit que, dès sa première paie en poche, il reprendrait la direction de Minneapolis. Salut.
Le contremaître qui l’avait interrogé était un type costaud, au visage buriné, plus ou moins blond, dont la barbe ressemblait à une éponge à récurer. Quand il avait tendu la main au-dessus de la table pour serrer celle de Ricky, en le regardant droit dans les yeux, le monde moderne avait disparu pendant un long moment : tous les deux se trouvaient soudain sous une toile de tente, le contremaître portait une veste de soldat de cavalerie, et Rick convoitait déjà les boutons en cuivre, il ne pensait pas du tout au document posé sur la table entre eux, et sur lequel il venait de tracer une croix.
Cela lui arrivait de plus en plus souvent ces derniers mois. Depuis que la chasse avait mal tourné l’hiver dernier, jusqu’à maintenant, en passant par cet entretien, sans parler de la mort de Cheeto sur ce canapé.
« Un Indien tué lors d’une dispute devant un bar » : sous ce titre de fait divers quelconque ou presque (à propos duquel néanmoins la voix off de la narration nous prévient tout de suite : « C’est une façon de voir les choses »), c’est de la mort de l’un des membres d’un quatuor d’amis d’enfance qu’il s’agit. Nés sur la réserve amérindienne des Blackfeet, au Montana, Ricky, Gabe, Lewis et Cassidy y ont fait les quatre cents coups dans leur enfance et leur adolescence. Jusqu’à ce que, la vingtaine arrivée, et après un triste événement qu’ils appellent encore entre eux le « Thanksgiving Classic », deux d’entre eux quittent séparément la Réserve pour tenter leur chance dans le monde des Blancs.
Dix ans plus tard, Ricky est mort, et Lewis, marié à une Blanche et installé au Dakota du Nord, où il exerce le métier de postier, commence à « voir des choses ». Dans les pales d’un ventilateur de plafond capricieux, alors qu’il tente de réparer un éclairage défaillant, il lui semble discerner quelque chose d’impensable, qui aurait à voir avec ce fameux « Thanksgiving Classic », dix ans plus tôt : s’étant alors introduits en douce sur le terrain réservé aux Anciens pour y traquer une harde de wapitis, ils avaient enfreint à la fois la loi des Blancs et celle des Amérindiens, aggravant leur cas vis-à-vis de leurs propres tabous ancestraux en tuant une femelle enceinte. Une sombre et improbable vengeance surnaturelle serait-elle donc en route à présent ?
Debout dans le salon voûté de la nouvelle maison en location qu’il partage avec Peta, Lewis examine le spot fixé au-dessus de la cheminée, il le met au défi de s’allumer maintenant qu’il le regarde.
Pour le moment, le spot se contente d’émettre une faible lueur de manière totalement aléatoire. Peut-être à cause de quelque obscure et improbable combinaison entre les interrupteurs de la maison, ou peut-être parce que le fer à repasser est branché dans la cuisine alors que la pendule, à l’étage, est – ou n’est pas – branchée ? Surtout, ne lui parlez pas de toutes les connexions possibles entre la porte du garage et le congélateur, ou les projecteurs dans l’allée.
C’est un mystère, voilà tout. Mais – plus important – c’est un mystère qu’il va résoudre pour faire plaisir à Peta, le temps qu’elle aille à l’épicerie et revienne pour le dîner. Dehors, Harley, le malamute de Lewis, aboie sans discontinuer, d’un ton pitoyable, car il est attaché à la corde à linge, mais sa voix commence à s’enrouer. Lewis sait qu’il va bientôt s’arrêter. S’il lui ôtait son collier maintenant, ce serait le chien qui dresse le maître, et non pas le contraire. Même si Harley n’a plus l’âge d’être dressé. Lewis non plus, d’ailleurs. Franchement, il se dit qu’il mériterait une grosse récompense pour avoir vécu jusqu’à trente-six ans sans jamais s’être arrêté dans un drive pour commander un burger et des frites, en échappant au diabète, à l’hypertension et à la leucémie. Et il mériterait d’autres récompenses pour avoir évité tous les accidents de voiture, la prison et l’alcoolisme qui figuraient sur son carnet de bal culturel. Mais peut-être que sa récompense pour avoir échappé à tout ça – sans oublier la meth – c’est d’être marié depuis dix ans maintenant avec Peta, que rien n’oblige à supporter les pièces de moto qui trempent dans l’évier, les taches de chili Wolf Brand qu’il laisse toujours entre la table basse et le canapé et les cochonneries tribales qu’il essaie toujours d’installer en douce sur les murs de leur nouvelle maison.
Comme il le fait depuis des années, il imagine la une du Glacier Reporter, là-bas chez lui : UNE ANCIENNE STAR DU BASKET NE PEUT MÊME PAS ACCROCHER SA COUVERTURE DE FIN D’ÉTUDES DANS SA PROPRE MAISON. Et qu’importe si ce n’est pas parce que Peta a fixé une limite, mais parce qu’il s’est servi de cette couverture pour envelopper et rapporter un lave-vaisselle gratuit, il y a deux ou trois ans, et que le lave-vaisselle a basculé à l’arrière du pick-up, dans l’ultime virage, déversant un magma grumeleux et puant directement dans la baie d’Hudson.
Et qu’importe qu’il n’ait jamais été véritablement une star du basket, durant la première partie de sa vie.
Personne d’autre ne lit ce journal mental de toute façon. Quel sera le gros titre de demain ?
L’INDIEN QUI EST MONTÉ TROP HAUT. Lire page 12.
Ce qui signifie : si ce spot au plafond ne descend pas jusqu’à lui, il va devoir monter.
Maître de l’horreur littéraire (et cinématographique), dont il maîtrise tous les ressorts et tous les « classiques », qu’il sait perpétuellement réinventer et démarquer, Stephen Graham Jones réussit un véritable tour de force avec ce vingtième roman (jusqu’alors le seul traduit en français, son dix-septième, « Galeux », tordait l’imaginaire habituel du loup-garou pour nous offrir un insensé road novel de l’Amérique des marges sociales, était déjà un bouleversant ravissement), publié en 2020, traduit en français en 2022 par Jean Esch chez Rivages.
En inversant au long cours la relation chasseur / chassé, en instillant d’abord le doute quant au surnaturel (avant que la coïncidence et l’hallucination ne se portent vers un point de bascule), en utilisant une grammaire narrative méticuleuse (ses passages de la 3ème personne à la 2ème personne, pour émuler le « regard du tueur » cinématographique de Jason (Voorhees), dans les « Vendredi 13 », de Michael (Myers), dans les « Halloween », ou de Freddy, dans la série éponyme, sont subtilement glaçants), Stephen Graham Jones réussit, comme à son habitude désormais, à proposer un commentaire social aussi discret et subtil que pertinent et acéré, au coeur de son récit d’horreur. Si pour la société nord-américaine contemporaine, un bon indien n’est peut-être pas tant un indien mort (le titre américain d’origine préservait un peu d’ambiguïté, là où le titre français, en menant jusqu’au bout la phrase attribuée à un célèbre général états-unien, referme la porte interprétative) qu’un indien ayant accepté d’être un fantôme, figé dans les films de John Ford et de John Wayne, prié de ne pas rappeler la mémoire du génocide perpétré, « Un bon Indien est un Indien mort » rappelle avec un éclat bien particulier la réalité politique d’une intégration en forme d’effacement volontariste, et d’une identité culturelle en crise perpétuelle et fatalement entretenue par le silence – rejoignant par un chemin fort inattendu, encore, le travail effectué par un Tony Hillerman, jadis, à propos de la nation Navajo.
Le cocon de sacs de couchage et de couvertures de Harley était censé servir à isoler la hutte à sudation que Lewis avait construite derrière la maison, mais tant pis. Peut-être qu’ils serviront quand même. Peut-être que l’année prochaine, enveloppé de chaleur, d’obscurité et de vapeur, il puisera un peu d’eau dans le seau et en versera quelques gouttes pour Harley. En souvenir, et tout ça.
Vous pouvez le faire pour les chiens comme pour les gens, il en est certain. Et s’il se trompe, est-ce qu’un vieux chef va descendre du ciel pour lui donner une tape sur les doigts ?
Lewis arrache une autre bande de masking tape, qu’il colle sur la moquette devant le canapé, puis le décolle et le recolle en essayant de bien suivre la courbe qui va du ventre à l’avant de la patte arrière. Le problème, c’est que ces morceaux de ruban adhésif à force d’être décollés et recollés rebiquent après quelques minutes, comme s’ils refusaient de faire partie de cette silhouette que veut leur imposer Lewis.
Le sabot arrière commence à s’esquisser quand Peta revient dans la maison, avec un torchon sur l’épaule et une bouteille de lait de chèvre à la main, et l’espace d’un instant, c’est une maman, fatiguée, à cause d’un enfant qui porte encore des couches et un autre qui déambule sur ses jambes flageolantes. Mais ça, c’est dans une autre vie, se rappelle Lewis. Peta ne veut pas d’enfant, elle a été très claire à ce sujet dès les deux premières semaines à East Glacier. Non pas parce que Lewis est indien, mais parce qu’elle estime que la Peta pré-Lewis a fait suffisamment de mauvais choix de nature chimique pour que ses enfants soient obligés de payer la note, et ils commenceraient leur vie en ayant déjà le monde contre eux.
Le gros titre surgit dans l’esprit de Lewis, automatiquement, tout droit sorti de la réserve. Pas le UN INDIEN DE PURE SOUCHE DILUE LA LIGNÉE auquel il s’attendait depuis toujours s’il épousait une Blanche, et qu’il se préparait à affronter, car on ne pouvait jamais savoir, mais : UN INDIEN PURE SOUCHE TRAHIT TOUS LES INDIENS MORTS AVANT LUI. C’est le sentiment de culpabilité d’avoir des nageurs indigènes virginaux – ils ressemblent certainement à des saumons microscopiques, même si les Blackfeet sont une tribu de cavaliers -, la culpabilité d’avoir tous ces nageurs armés et chargés, sans jamais les pousser vers l’aval, ce qui voulait dire que ses rares ancêtres qui avaient survécu aux raids et aux épidémies, aux massacres et au génocide, au diabète et à toutes les voitures au parallélisme déficient dont ne voulait plus le reste de l’Amérique, ces Indiens auraient pu tout aussi bien se retrouver face à la grosse mitrailleuse Gatling de l’histoire, non ?
« Comment il va ? interroge Lewis avec un mouvement de tête en direction du garage.
– Je crois que ça lui fait du bien », répond Peta en brandissant la bouteille de lait de chèvre.
D’après un des bagagistes de l’aéroport, on pouvait soigner un chiot atteint de parvovirose avec du lait de chèvre. Harley ne souffre pas de cette maladie, mais si le lait de chèvre peut sauver un chiot qui a les intestins en bouillie, alors il peut aider un chien qui a passé la majeure partie de la veille à mourir et à ressusciter, non ?
Ce n’est pas plus invraisemblable que tout le reste.
Mais tôt ou tard, et Lewis déteste déteste déteste cette idée, tôt ou tard, cela va se terminer avec un fusil et la dernière promenade de Harley, à moins qu’il faille le porter.
Non pas parce que Harley était un mauvais chien mais parce que c’était le meilleur des chiens.
Et ce sera forcément le même fusil que dix ans plus tôt. Il se rendra dans la réserve pour l’emprunter à Cass, même si c’est celui qu’il a utilisé pour tuer cette jeune femelle caribou. Cette femelle qu’il essaie de dessiner sur la moquette avec cent petits morceaux de masking tape.
Hugues Charybde le 27/02/2023
Stephen Graham Jones - Un bon Indien est un Indien mort - éditions Rivages/Noir
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