"Ma plainte est sans reproche": Nathanaëlle Quoirez et ses lettres depuis la langue
Les lettres, on le sait, sont comme des flèches lancées sur un destinataire, mais c'est parfois le sifflement qu'elles inscrivent dans l'air qui en dit le plus sur elles, leur vélocité, leur intention, leur puissance de pénétration.
Dans Lettres à Madame, Nathanaëlle Quoirez s'adresse, par lettres et poèmes, à une "Madame" dont les visages, anonymes et forcément multiples, vont jouer tantôt comme des miroirs, tantôt comme des cibles, tantôt comme des trous noirs, tantôt comme des surfaces élastiques qui renverront les flèches. Ce qui est dit, ou plutôt écrit, est adressé, c'est-à-dire envoyé, et cet envoi se veut également envol, aspiration. Si nombre de lettres sont teintées d'une aura mystique, voire gnostique, où l'extase n'est approchée qu'à travers un corps pétri de doutes autant que de désirs. Et la beauté souvent fulgurante de ces lettres tient à leur scansion très particulière, une scansion qui, quoique heurtée, cassée, accède à une étrange fluidité:
"Madame, / remparts de vos bras sanctuaire, l'attache de vos cuisses une poignée de sable. toute petite je tremble, madame. du front crispé ma foutrée vide à votre jardinet. votre main, grand pleuroir. depuis vos courbes je m'effondre et pense: autisme, shoklen, le nom est différent pour chaque ange du seigneur. ai déshabité pour retourner à ma naissance: passer ma vie au lit. je dors au pied des médecins, penser suicide par le cœur me refait […]."
S'effondrer et penser: double mouvement, parallèle ou simultané, par quoi le désir – charnel, idéel, scriptural – apprend à se réinventer pour mieux saisir sa proie sans cesse fuyante. Ici, par d'échange, pas de lettres de "Madame", celle qui écrit est seul dans le désert de la missive, et n'a que sa voix écrite pour mener la charge de cet amour courtois (discours/toi?). Ici, le vouvoiement, ainsi que la syntaxe, conspire à forger un lien épistolaire illusoirement archaïque, car la virulence des affects et l'intensité sexuel permettent à ces lettres d'imaginer d'autres liens que révérencieux. Une douleur d'être impose ses règles et ses exigences à celle qui, finalement, n'a pas le droit à la parole, recluse dans une prudente dormition. Et c'est dans l'aveu d'une bouche blessée qu'est signifié la nécessité de faire chant:
"madame, / la bouche cherche de quoi se désarticuler. au muscle d'écriture la mémoire s'est lassée, blanche, revenue blanche. ce cogne-tambour de peau insubmersible se charrie par vos et mon, soi? est un jour post mortem, il dort. me barricade et me ponds de sang et de gelée sans extruder fœtus pour la pierre à caveau. mon pays s'est piégé de mourir sans le faire. dire me fait bègue. parole reprisée supplie votre lumière, madame. […]"
Quelque chose des Suppôts et suppliciations d'Artaud résonne en arrière-fond de ces lettres qui nous donnent à entendre une syntaxe singulière, où l'article défini apparaît et disparaît, où des hiatus surgissent, des trouées, les énoncés se succédant comme "un heurt indescriptible d'avortements" (Artaud), mais portés par cette vélocité dont nous parlions au début, celle de la flèche, qui mêle caresse et gifle. On ne peut, à cette lecture, que devenir cible-lecteur.
Claro, le 11/12/2023
Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, 15€