Au quai Branly, l'ayahuasca, au cas par cas
Exposition pionnière en Europe au regard de son propos, de son ampleur et de l’intérêt des œuvres qui y sont présentées, Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne se penche sur les productions artistiques inspirées des visions provoquées par l’ingestion d’ayahuasca. Avec son répertoire captivant de formes et de motifs, tantôt géométriques, tantôt figuratifs, cet art dit « visionnaire » s’est développé à la fin du XXe siècle. Il a rencontré au Pérou l’intérêt d’un public urbain avant de toucher une clientèle mondialisée, ouvrant un segment du marché de l’art contemporain aujourd’hui en plein essor.
De nombreuses cultures placent les substances hallucinogènes au cœur de leur vie sociale. L’ayahuasca, un breuvage hallucinogène d’origine végétale, occupe ainsi une place centrale dans la vie des sociétés d’Amazonie occidentale, qui le mobilisent notamment à des fins esthétiques. De l’émergence d’un art visionnaire d’Amazonie péruvienne aux contre-cultures occidentales, l'exposition met en valeur la diversité des modes de représentations contemporains des « visions » induites par l’ayahuasca. Elle invite à la réflexion sur les usages sociaux de ces images, au-delà de leurs qualités esthétiques : les psychotropes se révèlent alors non seulement vecteurs d'inspiration artistique, mais aussi pratiques thérapeutiques, de lutte politique, de développement personnel ou de nouvelles formes de religiosité.
Le sujet : breuvage préparé à l’aide de plantes endémiques de la forêt amazonienne, l’ayahuasca est consommé par de nombreuses populations autochtones à des fins spirituelles, thérapeutiques ou cérémonielles. Ses propriétés visionnaires en font le véhicule de savoirs constitutifs des cosmologies des peuples d’Amazonie occidentale qui en font usage. Ce caractère a conduit le Pérou à reconnaître aux connaissances et aux pratiques liées à l’usage de l’ayahuasca la qualité de patrimoine culturel de la Nation en 2008. Il est interdit à la vente et à la consommation depuis 2005 en France où il est inscrit au registre des stupéfiants et les États-Unis
Avec Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, le musée se pose dans une actualité sensible : dans quelle mesure l’affirmation d’une tradition culturelle coïncide-t-elle avec la revendication de son authenticité ? Jusqu’où et suivant quelles modalités cette tradition peut-elle s’exercer en partage? La notion d’authenticité est-elle seulement pertinente et opératoire face à l’historicité des cultures et leur propension à se nourrir d’apports extérieurs, comme l’ont toujours fait les chamanes d’Amazonie à travers leurs chants et leurs savoirs ? D’autant que la culture visionnaire amérindienne a évolué sous l’effet d’aspirations et d’interprétations exogènes, erronées à certains égards, à l’instar des formes d’appropriation occidentale nées dans le sillage des Lettres du Yage, ouvrage culte de la contre- culture américaine dans lequel William Burroughs et Allen Ginsberg relatent leurs expériences de consommation d’ayahuasca en Colombie et au Pérou. En consacrant une vaste section à l’art visionnaire produit par des artistes non autochtones, et en montrant combien les chamanes et les créateurs amérindiens, à l’image du peintre Pablo Amaringo, se sont fait traducteurs de leurs propres visions de manière à les rendre intelligibles par un large public, Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne ouvre des horizons sensibles et intellectuels extrêmement stimulants. L’exposition bouscule les conceptions statiques et défensives du patrimoine en montrant combien les communautés autochtones, en premier lieu la population shipibo-konibo au Pérou, ont su emprunter le véhicule d’attentes étrangères à leurs traditions pour l’utiliser à leur avantage. Fruit d’un compromis délicat qui a pu ouvrir la voie à certaines dérives mercantilistes, comme l’on peut en observer dans le champ lucratif du tourisme chamanique, la reformulation des usages culturels de l’ayahuasca a finalement rendu visible et permis de fixer plus solidement l’étendard des droits autochtones, menacés par les discriminations, les appétits extractivistes et le péril climatique. Pour une fois qu’une culture autochtone reprend la main sur la mondialisation du tourisme, comme celui des catastrophes aujourd’hui en vogue, personne n’ira se plaindre.
Malin, le parcours de l ‘exposition s’attarde d’abord sur l’art des kené des shipibo-konibo, ces motifs, composés selon un principe de symétrie au fondement de la notion de beauté (kikín), ornent traditionnellement les corps (tatouages, peintures corporelles) et les objets (céramiques, textiles, bijoux de perles ou pièces de bois). Il passe ensuite à l’émergence d’une peinture visionnaire spécifique à l’Amazonie péruvienne, avant de révéler que l’ayahuasca se rattache à la culture psychédélique depuis la fin des années 50, en lien avec la peinture visionnaire occidentale - Odilon Redon reviens, tout est pardonné ! pour terminer sur le détournement de son expérience, à partir des moyens offerts par la réalité virtuelle et le cinéma avec Jan Kounen. ( dont il faut absolument voir les bonus du dvd consacré à Blueberry ). Bien sûr les voyageurs qui ont fréquanté Goa au milieu des 90’s en ont gardé quelques souvenirs puisque le breuvage participait de la mise en place de la culture trance.
Pour profiter du temps long de la lecture, rien de tel que de s’offrir le catalogue de l’exposition, richement illustré qui explore les origines de l’ayahuasca, la genèse de la peinture visionnaire d’Amazonie péruvienne, et l’émergence du tourisme chamanique à travers dix essais inédits, deux textes de référence déjà publiés et cinq focus thématiques. Sous la direction de David Dupuis, docteur en anthropologie, chargé de recherche à l’INSERM (IRIS/EHESS).
Jean-Pierre Simard, le 20/11/2023
Visions chamaniques - Arts de l'Ayahuasca en Amazonie péruvienne-> 26 mai 2024 de 10:00 à 18:00
Musée du quai Branly – Jacques Chirac 37, quai Branly ou 206 et 218, rue de l’Université 75007 Paris