La Dame dans le lac : Raymond Chandler enfin traduit !
Quand la Série Noire offre de nouvelles traductions à des textes importants/ primordiaux du polar US, on ne peut que kiffer. Surtout quand le traducteur met à jour de l’inédit, comme ici Nicolas Richard qui redonne au roman son format originel et son titre qui redevient, en hommage au cycle arthurien, La Dame dans le lac en lieu et place de la version des Vian, La Dame du lac. Entretien avec ledit traducteur…
Comment as-tu découvert Chandler et quand ?
Nicolas Richard : Les conditions de cette découverte sont si peu banales que je ne risque pas de les oublier. Je devais avoir 22 ou 23 ans, je campais dans le Vaucluse avec des copains à une période où je ne faisais quasiment que de l’escalade, (avec un budget mensuel de 1000 francs pour vivre !) ; c’était un mois de janvier où il faisait très froid la nuit, et un des grimpeurs du camping, grand luxe, avait un minibus avec plein de bouquins : j’allais me réfugier dans son van chaque jour dès 17 h et c’est comme ça que j’ai lu toute sa bibliothèque ambulante : il y avait Féérie pour une autre fois de Céline, Le retournement et Le montage de Vladmir Volkoff, Le quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, trois ou quatre bouquins d’Henry Miller et deux ou trois Raymond Chandler, dont La dame du lac (il s’appelait comme ça à l’époque !) et Sur un air de navaja (qui ne s’appelait pas encore The Long Goodbye en français !) Ce qui est étrange, c’est que j’ai gardé en tête des décors de La dame du/dans le lac, en particulier ce chalet d’altitude au-dessus d’un lac, peut-être parce que les rochers, les montagnes et les conifères du livre de Chandler semblaient la réplique des falaises où je faisais de l’escalade à ce moment-là.
Pensais-tu avoir à le traduire un jour et pourquoi ?
NR : Au moment où je l’ai lu pour la première fois en français, non, l’idée ne m’était pas venue de le traduire. Mais c’est une période où je voulais devenir écrivain, je noircissais des carnets, je prenais des notes, je rédigeais des poèmes, je réfléchissais à des personnages… j’avais envie d’écrire des romans policiers et Chandler me paraissait le mode d’emploi idéal.
Quelles recherches sur l’auteur as-tu effectuées avant de commencer la traduction ?
NR : Mes recherches ont eu lieu en parallèle de l’avancée de la traduction. Je me suis surtout astreint à ne pas relire la traduction de Boris Vian tant que je n’aurais pas terminé le boulot. Benoît Tadié (qui a retraduit The Long Good Bye pour la Série Noire) m’a fait découvrir des essais passionnants qu’il a écrits sur Chandler. J’ai étudié ses nouvelles et la façon dont il les nouait ensemble pour bâtir des romans. J’ai pris la mesure de l’importance de la revue Black Mask, scruté la façon dont Chandler adopte le style hard boiled (délaissant le whodunnit) pour le porter à incandescence.
Tout le monde connaissait l’œuvre comme La Dame du lac, pourquoi es-tu revenu au titre original ?
NR : Là, je retournerais bien la question à l’envoyeur : Chandler adresse un clin d’œil à la légende arthurienne, quand il baptise son roman The Lady IN the Lake, alors il me semblait bon que le titre français marque cette distance par rapport à la légende de la fée Viviane, d’Excalibur, tout ça. Ce qui est formidable c’est que Stéfanie Delestré, de la Série Noire, ait accepté qu’on change le titre. (L’année précédente, pour Howl d’Allen Ginsberg, j’avais proposé qu’on rebaptise le poème « Hurle », mais l’agent ou les ayants-droits s’y étaient opposés.)
On connait les directives de Duhamel aux traducteurs de la Série Noire ; faire court et privilégier les scènes d’action ou de sexe pour aguicher le lecteur, sans tenir compte du style de l’auteur, ou presque pas - ce qui fait qu’on adore Vian romancier, mais moins comme traducteur à simplifier le style. Ton travail au plus près du style apporte un nouvel éclairage, tu fais un excellent électricien, comment as-tu câblé le propos ?
NR : J’ai essayé de traduire ce que l’auteur avait dit ! Et c’est sidérant de constater que ce texte écrit au début des années 1940 est si compact, si efficace, si moderne !
(Tout de même, je me dois de préciser que la traduction de Boris et Michèle Vian est tout à fait honorable : assez fidèle, précise, avec de chouettes trouvailles et finalement peu de contresens, de faux sens ou d’oublis)
Comment t’es- tu attaqué à la traduction de ce classique et avec quelle perspective ? ( et on ne répond pas assis merci ! )
NR : Tu me qualifiais à l’instant d’électricien, je n’étais pas au courant (huhu) mais tu ne crois pas si bien dire : mon premier boulot a consisté à court-circuiter la projection hollywoodienne de Chandler ; ma perspective a donc d’une part consisté à chasser de mon esprit les images stéréotypées véhiculées par les grands films noirs (la femme fatale, Bogart, tout ça – je ne parle même pas du film éponymes de Robert Montgomery, sorti en 1948, qui est simplement raté) et d’autre part me concentrer sur le texte anglais. J’ai pas mal discuté avec mon pote Jim Carroll (qui tient la librairie San Francisco Books, rue Monsieur le Prince, Paris 6), il m’a même dégotté des images des deux lacs du livre, du pont, de l’immeuble décrit au début du livre, il m’a aussi trouvé une carte du Grand Los Angeles avec tous les sites stratégiques, où se déroulent des actions, des meurtres, des rencontres dans tous les romans de Chandler, un L.A. mental chandlerisé ! Car l’autre aspect c’est que j’ai eu besoin de visualiser le Los Angeles des années 1940 pour me pénétrer de l’ambiance.
Ton travail remet en avant la puissance des phrases de Chandler qui adore placer des situations et balancer une formule lapidaire pour terminer sa phrase ou son paragraphe, Ce qui apparaissait peu dans les précédentes traductions à la serpe. Cela change le sens et affine vraiment le texte, on est dans le polar, c’est sûr, mais écrit divinement bien – un genre dans le cadre, mais hors cadre en même temps. Qu’en dis-tu ?
NR : Pendant les mois que m’a pris cette traduction, je me disais chaque jour : non mais c’est fabuleux de travailler sur cette matière : c’est dense comme de la poésie ; il y a un art de la description méticuleuse qui relève vraiment de l’œil-caméra de la production cinématographique; l’intrigue est emberlificotée à tel point que j’ai dû me faire des schémas pour savoir où on en était, mais l’atmosphère et le style ne sont finalement pas si éloignés du Nathanael West de Miss Lonelyhearts, paru 10 ans plus tôt. Bref, avant même d’être du polar, c’est de la littérature
Parles-nous des recherches de vocabulaire de la rue de Chandler qui en font l’auteur du Los Angeles parlé des 40’s.
NR : Ce qui est drôle et tout de même assez contre-intuitif, c’est que Chandler passe ses années de formation à Londres et qu’avant de devenir le maître du hard boiled, il apprend studieusement deux langues étrangères : 1/ l’idiome américain et 2/ la grammaire du récit à la Dashiell Hammett. La légende veut qu’il se soit longtemps baladé avec un calepin dans lequel il consignait toutes les expressions américaines qu’il ne connaissait pas ! (comme moi !) Ses manuels d’apprentissage, ce furent les pulps et en particulier la revue Black Mask.
Hammett modèle de Chandler, c’est une évidence, même une revendication du créateur de Phil Marlowe, mais pas communiste comme le premier. Crois-tu que le détective revenu de tout mais qui porte le monde pour lui trouver une finalité via la morale, à défaut de la société, montre le basculement des années 20 aux années 40 ou pas ? Comme Bronson/Clint feront du justicier solitaire le marqueur des 70’s avec Dirty Harry et consorts.
NR : En bossant sur le texte, The Lady in the Lake, j’ai pris conscience de deux choses : D’abord, quand on évoque Chandler, on se focalise sur la figure du détective Marlowe, et le corollaire c’est qu’on laisse un peu dans l’ombre sa galerie de personnages (en particulier les personnages féminins, qui ont une véritable épaisseur et abritent tous des conflits complexes), avec leur part de mystère : le commanditaire vite débordé Derace Kingsley, la disparue Crystal Kingsley, le tombeur Chris Lavery, le bourru Bill Chess, le shérif Patton, la trop belle pour être vraie Muriel, le flic bidouilleur Degarmo, le docteur Almore qui intoxique ses patients, Mildred Havilland …Finalement, Marlowe est peut-être le personnage le plus banal de tous les personnages de Chandler ! Il y a un art merveilleux de faire vivre des personnalités, avec une force d’évocation impressionnante. L’autre aspect, quand tu parles du passage des années 1920 aux années 1940, c’est tout le basculement de la ville de Los Angeles : Chandler (est-ce d’ailleurs son projet ? je n’en sais rien. Mais il est là, à L.A., il est témoin, et cela s’entend et se sent dans ses histoires) documente une des premières métamorphoses de la ville de Los Angeles, qui en verra d’autres, cette cité que Bruce Bégout qualifie d’indéfinie, et qui semble vouloir illustrer le “There is no there there “de Gertrude Stein. Je ne suis pas persuadé que le détective porte le monde pour lui trouver une finalité via la morale ; en revanche, il a une conscience aigüe – du moins son auteur veut-il nous en convaincre ! - des rapports de force qui s’imposent alors au sein de la civilisation américaine, et la ville de L.A. figure peut-être une représentation de la distribution du pouvoir et de l’intensité des pôles qui régissent l’Amérique à partir de la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, que penses-tu des re-traductions des Série Noire qui dataient pour le lecteur contemporain ?
NR : elles sont parfois nécessaires, toujours utiles (parce qu’elles relèvent de l’exercice de fidélité et d’admiration)!
On vous signale juste que la traduction de La Dame dans le lac sortira le 2/11/2023. Bonne lecture, qu’il s’agisse pour vous d’une découverte - et elle sera de taille - ou d’une relecture- où vous serez aussi ébahis de tant d’ajouts qui sont en fait le “vrai truc”. Enjoy !
Jean-Pierre Simard le 30/10/2023
Raymond Chandler - La Dame dans le lac -, traduction de Nicolas Richard - Série Noire/ Gallimard