Rosigny Zoo. À pas feutrés, Chloé Wary défie la gravité de la banlieue
Dès l’ouverture, ce livre expose les attentes, celles de son sujet, la banlieue ; et celles de ses outils, par l’intensité de ses planches. Après la Saison des Roses, Chloé Wary revient en force à Rosigny-sur-Seine, sa banlieue parisienne fictive, pour parler avec justesse et beauté d’une jeunesse qui grandit à l’ombre des impératifs.
Retour en force, car Rosigny Zoo aborde des thématiques comme le traitement de la banlieue, sur sa gentrification à l’heure des J.O., sur sa désertification face au manque de perspectives politiques, sur sa métamorphose profonde face à une politique d’urbanisme qui ne place plus l’humain au centre de ses préoccupations. Mais aussi par la puissance de son dessin, qui se réapproprie les corps et le mouvement avec une technique aux feutres qu’elle expérimente depuis quelques années. Après avoir entamé sa fresque d’une jeunesse qui s’émancipe avec les joueuses de l’équipe de foot, elle la prolonge cette fois à travers les habitants du quartier pour élargir son propos.
Cette histoire c’est celle de Suzanna, Gaby, Will, Okmé, Yolande ou Pascaline, celle de plusieurs générations qui résistent, tissent des liens ou s’échappent. Avec cet album Chloé Wary raconte la difficulté du passage à l’âge adulte dans une société qui laisse peu de place à l’émancipation pour ceux qui sont nés du « mauvais côté « du périph ». Une histoire de résistance, mais aussi de désillusion à travers une association délogée par les plans d’urbanisme, du choc de la fin de l’enfance à une époque où la précarité est une norme et des conflits amicaux à l’heure du greenwashing et de la récupération.
Toprock & downrock
Dans ses livres, Chloé Wary met en scène la banlieue vue par celles & ceux qui y vivent. À travers ses personnages variés qui gravitent autour de Suzanna, Gaby, Will et Okmé, la fresque des banlieusards s’anime sans apriori ni clichés. Les générations et les différentes couches sociales se croisent et façonnent un imaginaire de la banlieue que l’autrice entend bien revitaliser, sans pour autant édulcorer, à l’heure où les médias et les réseaux sociaux en font un stéréotype déconnecté de la réalité. À une époque où le lieu commun oublie que cette étiquette recouvre des réalités très différentes et non un lieu précis. Ce livre résonne par sa volonté de ne pas laisser la représentation de la banlieue à ceux & celles qui ne la connaissent pas, ne pas l’abandonner aux clichés, ne pas en faire un décor vide, mais lui donner une vraie place dans l’imaginaire collectif.
Cette banlieue, Suzanna, Gaby, Will et Okmé l’ont toujours connue, aimée, détestée. Cette ville, qui appartient aussi aux filles de la Saison des Roses présentes en filigrane, est à la fois un signe de ralliement, un horizon, mais aussi une chaîne. La citation de PNL en ouverture du livre rappelle cette dualité même pour ceux qui sont partis. Un héritage à apprivoiser, comme le dit Nastassja Martin dans Croire aux fauves : « Je crois qu’enfants nous héritons de territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. » que Chloé Wary convoque en exergue du livre. Anthropologue, Nastassja Martin réfléchit sur l’hybridation des espèces et du vivant à l’heure de l’effondrement systémique global et à l’équilibre précaire avec les espaces sauvages. Dans son livre Croire aux fauves, elle part de son expérience après avoir survécu à une attaque d’ours pour réfléchir à l’avenir de l’humanité dans une planète abîmée.
L’espace public à un impact dans la construction de notre identité. L’environnement qui nous façonne est lui ordonné par des choix politiques, par des impératifs économiques. Dans Rosigny Zoo, la dessinatrice mêle les tours de béton & les routes aux champs et à la nature périurbaine de la grande couronne. Les paysages s’hybrident pour montrer toutes les facettes de ces villes riches d’une histoire qui ne se limite pas à être une banlieue de Paris.
Elle s’inspire d’ailleurs des travaux de Corinne Luxembourg, professeure en géographie et aménagement à Sorbonne Paris Nord, qui s’interroge sur la place laissée aux habitant.e.s des villes. Elle a récemment signé une tribune dans le journal Le Monde, « Nous payons une politique où le soin porté aux êtres humains n’est plus une priorité » qui résonne particulièrement à l’heure des travaux du Grand Paris et des Jeux Olympiques de 2024. Car les banlieues de la couronne parisienne sont particulièrement touchées et rendent la vie difficile avec des travaux sans fin, des transports provisoires depuis plusieurs années, des lieux de vie bousculés, des commerces abandonnés et des circulations difficiles.
Ces problématiques sont au cœur de Rosigny Zoo, où Suzanna, Gaby, Will et Okmé vont devoir faire le deuil de leur Zoo, de leur terrain vague, de leur maison des associations, de leurs illusions face à cette banlieue qui évolue sous les bulldozers et les grues. Un point de vue récurrent pour illustrer la richesse de ce territoire difficile à appréhender d’un seul point de vue. Rosigny Zoo met en scène la colère, la révolte, mais aussi la compromission et la résignation face à cette mutation violente. À travers les figures du livre, le lien entre les générations et les luttes passées et présentes va être mis à l’épreuve.
Power moves & freezes
Récompensée par les prix, Prix Artémisia de l’émancipation, le Grand Prix Golden Globos à BD Colomiers, Prix des lycéens et apprentis Ile de France, Prix littéraire des lycéens et apprentis Région Sud — PACA, Prix Jeunesse Nouvelle-Aquitaine et Prix du Public France télévisions à Angoulême, la Saison des Roses avait touché les lecteur.trice.s par la justesse de cette écriture.
Avec Rosigny Zoo, Chloé Wary poursuit ce travail en dessinant le mouvement à travers ces danseurs au cœur du livre. En dessinant les battles et les entraînements des breakdancers, l’autrice peuple son livre de corps en mouvement, de chorégraphies très vivantes au milieu des friches et des travaux. Les engins de chantier sont presque vivants, avec cette technique au feutre les décors ont un aspect pris sur le vif quand les couleurs se superposent. Cet outil lui permet de tracer ses formes d’un geste très fluide et de créer des valeurs de plans très fortes où les corps se multiplient et s’entremêlent pour dire la vitesse et la dextérité.
À travers ces chorégraphies, la dessinatrice évoque aussi la réappropriation des corps comme moyen d’émancipation. Que ce soit dans la danse ou la marche, dans la rue ou dans les champs, les personnages tentent de se réapproprier un peu de liberté.
Chloé Wary dessine des personnages, attitudes, paysages et récits que l’on voit rarement en bande dessinée. 280 pages colorées, où le découpage lorgne du côté du manga, où on sent entre les lignes, les touches biographiques que l’autrice coule dans la fiction pour mieux raconter ce quotidien plus proche de nous qu’on ne le croit. Et derrière ces planches sincères, joyeuses et audacieuses se dévoile un des grands livres de cette année.
Thomas Mourier le 2/10/2023
Chloé Wary- Rosigny Zoo - FLBLB
-> Tous les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués
Bonus : l’autrice était venue nous parler, en 2021, de son livre Beethov sur Seine et de son travail. Vous pouvez retrouver cette interview en intégralité ici pour compléter ce coup de coeur.